*BAT-Métaphysique des tsunamis 22/03/11 14:35 Page 1 *BAT-Métaphysique des tsun
*BAT-Métaphysique des tsunamis 22/03/11 14:35 Page 1 *BAT-Métaphysique des tsunamis 22/03/11 14:35 Page 2 petite métaphysique des tsunamis 3 *BAT-Métaphysique des tsunamis 22/03/11 14:36 Page 3 4 *BAT-Métaphysique des tsunamis 22/03/11 14:36 Page 4 Jean-Pierre Dupuy petite métaphysique des tsunamis 5 Seuil *BAT-Métaphysique des tsunamis 22/03/11 14:36 Page 5 ISBN 2-02-082169-9 © Éditions du Seuil, mai 2005 Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. www.seuil.com 6 *BAT-Métaphysique des tsunamis 22/03/11 14:36 Page 6 genèse Nur noch ein Gott kann uns retten. [Il n’y a plus qu’un dieu qui puisse nous sauver.] martin heidegger 7 *BAT-Métaphysique des tsunamis 22/03/11 14:36 Page 7 Genèse 8 *BAT-Métaphysique des tsunamis 22/03/11 14:36 Page 8 Le deuil de l’avenir Nous savons aujourd’hui que l’humanisme orgueilleux qui donne au monde moderne son dynamisme inouï met en péril la continuation même de l’aventure humaine. Nous vivons désormais dans l’ombre portée de catastrophes futures qui, mises en système, provoqueront peut-être la disparition de l’espèce. Notre responsabilité est énorme, puisque nous sommes la seule cause de ce qui nous arrive. Mais le sentiment de notre responsabilité a toutes chances d’accroître démesurément l’orgueil de départ. À nous persuader que le salut du monde est entre nos mains et que l’humanité se doit à elle-même d’être son propre sauveur, nous risquons de nous précipiter toujours plus dans cette fuite en avant, dans ce grand mouvement panique à quoi ressemble chaque jour davantage l’histoire mondiale. Le philosophe allemand Günther Anders (1902-1992) fut le plus profond et le plus radical des penseurs des grandes catas- trophes du vingtième siècle. Il est moins connu que deux de ses condisciples qui étudièrent avec lui auprès de Heidegger : Hans Jonas, qui fut son ami, et Hannah Arendt, dont il fut le premier époux. Cela tient probablement à son intransigeance et au caractère fragmenté de son œuvre. Aux grands traités systéma- tiques, Anders préférait le texte d’intervention, prenant parfois la forme d’une parabole. Plus d’une fois, il aura raconté à sa manière l’histoire du déluge, dans les termes suivants : 9 Le deuil de l’avenir *BAT-Métaphysique des tsunamis 22/03/11 14:36 Page 9 Noé était fatigué de jouer les prophètes de malheur et d’annoncer sans cesse une catastrophe qui ne venait pas et que personne ne prenait au sérieux. Un jour, il se vêtit d’un vieux sac et mit des cendres sur sa tête. Ce geste n’était permis qu’à celui qui pleurait son enfant chéri ou son épouse. Vêtu du costume de la vérité, acteur de la douleur, il repartit à la ville, décidé à tourner à son avantage la curio- sité, la malignité et la superstition des habitants. Bientôt, il eut rassemblé autour de lui une petite foule curieuse, et les questions commencèrent à se faire jour. On lui demanda si quelqu’un était mort et qui était ce mort. Noé leur répliqua que beaucoup étaient morts et, au grand amusement de ses auditeurs, que ces morts c’étaient eux. Lorsqu’on lui demanda quand cette catastrophe avait eu lieu, il leur répon- dit : demain. Profitant alors de l’attention et du désarroi, Noé se dressa dans toute sa grandeur et se mit à parler : après- demain, le déluge sera quelque chose qui aura été. Et quand le déluge aura été, tout ce qui est n’aura jamais existé. Quand le déluge aura emporté tout ce qui est, tout ce qui aura été, il sera trop tard pour se souvenir, car il n’y aura plus personne. Alors, il n’y aura plus de différence entre les morts et ceux qui les pleurent. Si je suis venu devant vous, c’est pour inverser le temps, c’est pour pleurer aujourd’hui les morts de demain. Après-demain, il sera trop tard. Sur ce, il rentra chez lui, se débarrassa de son costume, de la cendre qui recouvrait son visage et se rendit à son atelier. Dans la soirée, un charpen- tier frappa à sa porte et lui dit : laisse-moi t’aider à construire l’arche, pour que cela devienne faux. Plus tard, un couvreur se joignit aux deux en disant : il pleut par-dessus les montagnes, laissez-moi vous aider, pour que cela devienne faux 1. Genèse 10 1. Je cite ici les pages 84 et 85 du livre de Thierry Simonelli, Günther Anders. De la désuétude de l’homme, Clichy, Éditions du Jasmin, 2004, sub- *BAT-Métaphysique des tsunamis 22/03/11 14:36 Page 10 Tout le drame de celui qui prophétise la catastrophe est consigné dans cette parabole magnifique, mais aussi la façon géniale de sortir de l’impasse où il se trouve enfermé. Le prophète de malheur n’est pas entendu parce que sa parole, même si elle apporte un savoir ou une information, n’entre pas dans le système des croyances de ceux à qui elle s’adresse. Il ne suffit pas de savoir pour accepter ce que l’on sait et agir en conséquence. Cette vérité de base, les promoteurs du principe de précaution ne l’ont toujours pas comprise, eux qui pensent que l’on n’agit pas devant la catastrophe parce qu’on n’est pas sûr de son savoir. Or, même lorsque nous savons de source certaine, nous n’arrivons pas à croire ce que nous savons. Sur l’existence et les conséquences dramatiques du réchauffe- ment climatique, il y a plus d’un quart de siècle que les scien- tifiques savent à quoi s’en tenir et le font connaître. Ils prêchent dans un désert. Certes, leurs prévisions sont entachées d’une grande incertitude : à échéance de la fin du siècle, on ne sait dire où se situera l’augmentation de la température moyenne du globe à l’intérieur d’une fourchette comprise entre 1,5 et 6 degrés centigrades. Mais a-t-on conscience du fait que la moi- tié de cette incertitude est le résultat de l’incertitude sur le type d’action qui sera mené pour réduire l’émission de gaz à effet de serre ? Est-ce vraiment parce que nous ne savons pas comment nous allons réagir à l’annonce de la catastrophe que nous n’agis- sons pas ? Cette suggestion est absurde. De plus, il y a ce dont 11 Le deuil de l’avenir tile introduction à l’homme et à l’œuvre (je souligne). Simonelli suit de près le texte allemand du premier chapitre du livre d’Anders, non traduit en fran- çais à ce jour : Endzeit und Zeitende [« Temps de la fin et fin des temps »], Munich, C. H. Beck, 1972. Anders a raconté ailleurs et sous d’autres formes l’histoire du déluge, en particulier dans Hiroshima est partout, Seuil, septembre 2005. *BAT-Métaphysique des tsunamis 22/03/11 14:36 Page 11 nous sommes absolument certains : si la Chine, l’Inde et le Brésil s’engagent, comme ils le font déjà allègrement, sur la voie de développement que nous leur avons donnée comme modèle à imiter, on entrera dans un monde paradoxal où la surprise (climatique) deviendra chose certaine, l’exception deviendra la règle et notre capacité d’agir dans et sur le monde sera devenue puissance de destruction. Pour tenter d’expliquer le fait que de nombreux juifs d’Europe aient refusé jusqu’à l’extrême fin, même sur le quai d’Auschwitz- Birkenau, de croire à la réalité de l’extermination industrielle, Primo Levi citait le vieil adage allemand : « Les choses dont l’existence paraît moralement impossible ne peuvent exister. » Notre capacité à nous aveugler nous-mêmes face à l’évidence de la souffrance et de l’atroce est l’obstacle principal que le prophète de malheur doit sinon franchir du moins contourner. L’invocation du « principe de précaution » ne se contente pas de conclure rituellement qu’il faut plus de savoir, donc plus de recherche, elle s’accompagne d’un appel à l’éthique. Mais l’éthique est-elle d’un quelconque secours ? Il faut mettre en question l’idée trop facilement reçue, et qui est devenue un cli- ché, que c’est devant les générations futures que nous avons à répondre de nos actes. Le recours au langage des droits, des devoirs et de la respon- sabilité pour traiter de « notre solidarité avec les générations futures » soulève des problèmes conceptuels considérables, que la philosophie occidentale s’est révélée pour l’essentiel incapable d’éclairer. En témoignent éloquemment les embarras du phi- losophe américain John Rawls, dont la somme, Théorie de la justice 1, se présente comme la synthèse-dépassement de toute Genèse 12 1. [1971], trad. fr. Seuil, 1987. *BAT-Métaphysique des tsunamis 22/03/11 14:36 Page 12 la philosophie morale et politique moderne. Ayant fondé et établi rigoureusement les principes de justice qui doivent gérer les institutions de base d’une société démocratique, Rawls est obligé de conclure que ces principes ne s’appliquent pas à la justice entre les générations. À cette question, il n’offre qu’une réponse floue et non fondée. La source de la difficulté est l’irré- versibilité du temps. Une théorie de la justice qui repose sur le contrat incarne l’idéal de réciprocité. Mais il ne peut y avoir de réciprocité entre générations différentes. La plus tardive uploads/Sante/ dupuy-petite-metaphysique-des-tsunamis.pdf
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- Publié le Apv 26, 2021
- Catégorie Health / Santé
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