LA PASSION CLASSIFICATRICE EN PSYCHIATRIE : UNE MALADIE CONTEMPORAINE ? Claire
LA PASSION CLASSIFICATRICE EN PSYCHIATRIE : UNE MALADIE CONTEMPORAINE ? Claire GEKIERE, psychiatre de secteur dans le Nord-Isère Colloque du CEFA : « PASSIONS », 8 -9 décembre 2006, Paris Trier, compter, classer passionne les psychiatres de longue date. De « L’aliéniste » décrit par Machado de Assis en 1881, qui interne dans sa maison de fous les quatre cinquièmes des habitants de la ville, puis, inversant sa théorie, les libère pour interner les gens sans défauts pour enfin s’interner lui-même au nom de ses théories scientifiques successives (1), aux DSM actuels (6 versions successives à ce jour de ce manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) (2) imposant des diagnostics syndromiques critériologiques, en passant par les grands asiles bâtis au 19°siècle qui ont permis d’observer en même temps individuellement et collectivement des populations captives et d’en tirer la clinique psychiatrique classique (en combinant histoires de cas et analyse statistique) (3), cette activité classificatoire a une histoire durable et complexe. Je souhaite vous parler aujourd’hui de l’affection violente pour les classifications qui empoigne la psychiatrie contemporaine, affection violente mais aussi contagieuse, dont sont atteints les psychiatres, même ceux qui souhaitent s’en protéger. Elle produit aussi des effets nuisibles sur les personnes soignées en psychiatrie, qui disposent d’une faible marge de manœuvre pour se soustraire à cette passion. Leur redéfinition récente en usagers plus ou moins partenaires n’y suffit pas. Je fais l’hypothèse qu’il s’agit d’une maladie iatrogène, c'est-à-dire grandement liée à la politique offensive de promotion des médicaments psychotropes par les groupes pharmaceutiques. Elle trouve un terrain favorable dans l’acharnement actuel à créer des inclusions stigmatisantes dans tous les domaines. L’adoption il y a trois jours de la loi sur « la prévention de la délinquance » me dispense hélas d’autres exemples dans ce domaine, puisque que ce texte, qui asservit le code de la santé publique au ministère de l’Intérieur, prévoit entre autre un fichier centralisé des personnes hospitalisées d’office, et encore de nouvelles obligations de soins. En psychiatrie cette fabrication d’inclusions (4) passe par les usages du diagnostic. Je vais en aborder trois: Le diagnostic psychiatrique objet flottant entre médecin et malade Le diagnostic psychiatrique produit de consommation hospitalier Le diagnostic psychiatrique au temps des DSM (5) LE DIAGNOSTIC PSYCHIATRIQUE OBJET FLOTTANT ENTRE MEDECIN ET MALADE Parmi les rituels d’inclusion en psychiatrie, le diagnostic tient une place de choix, notamment comme ticket d’entrée (6) à l’hôpital. C’est ce qu’illustre de façon très argumentée l’étude de D.ROSENHAN de 1973 traduite en français dans « L’invention de la réalité » (7). « Etre sain d’esprit dans des endroits pour aliénés » raconte comment 8 volontaires sains d’esprit, demandant à être soignés pour avoir entendu des voix disant des mots comme « vide », « creux » et « étouffant », symptôme allégué uniquement à l’entrée, avaient passé entre 7 et 52 jours en hospitalisation psychiatrique (dans 12 établissements différents à travers les USA) et étaient ressortis avec un diagnostic de « schizophrénie en rémission », après tous avoir été admis, sauf une fois, avec un diagnostic de schizophrénie. 1 On ne peut pas ne pas diagnostiquer. Comment se fabrique ce diagnostic inclusif ? Il se fabrique dans la tête du psychiatre, en quelques instants (5). « La majorité des diagnostics sont posés après deux à trois minutes d’entretien et, dans environ ¾ des cas, après cinq minutes ». Ce diagnostic perdure ensuite, et les cliniciens ne peuvent pas préciser comment ils en sont arrivés là. Dans la tête du psychiatre donc et en fonction de son contexte social. Voir les nombreuses études sociologiques (8) comme celle qui montre que, lorsqu’on a demandé à « des psychiatres de diagnostiquer l’état d’un individu hypothétique décrit comme atteint d’une série fixe de symptômes psychiatriques », la race et le sexe des psychiatres et des sujets imaginaires ont fait varier les résultats : « les sujets masculins noirs » obtenaient des diagnostics plus graves, et les psychiatres hommes « ont eu davantage tendance que leurs consœurs à diagnostiquer les sujets féminins comme dépressifs ». Malgré tout beaucoup d’entre nous croient au diagnostic en psychiatrie comme réalité intangible, et donc pensent que la maladie mentale est un attribut en soi du malade. Pour la découvrir il suffit de la rechercher dans l’individu isolé et de l’étiqueter ensuite. Or penser un diagnostic comme une invention, construit dans l’interaction avec tel patient à un moment donné, ou encore considérer un diagnostic comme une narration, le baptême d’une expérience qui aurait pu se baptiser autrement, a beaucoup d’avantages, et notamment celui d’augmenter le nombre de choix possibles (9) pour les protagonistes. Je pense ainsi à des parents inquiets pour leur fils, vivant au loin, et venus me voir avec trois diagnostics : celui de la première hospitalisation de leur fils, celui transmis par celui-ci selon l’avis de son psychiatre, et celui trouvé sur internet. Ils sont repartis avec cinq, après que nous en ayons fabriqué deux autres ensemble en entretien. Car, et c’est assez récent, les patients et leurs familles se sont emparé des diagnostics psychiatriques, dans le même mouvement où ils se revendiquaient usagers. Beaucoup de collègues supportent mal ce terme d’usager qui renvoie brutalement au rôle de prestataire de service. Parmi les psychiatres, bon nombre pensent en outre que ce costume d’usager dévalue l’échange subjectif entre thérapeute et patient. C’est oublier, ou refuser, de distinguer entre l’individuel et le collectif (« mon patient » versus le lobby des usagers), et de comprendre que les usagers se définissent ainsi volontairement à un niveau collectif pour tenter de transformer un groupe d’inclusion en groupe d’appartenance autour d’un élément partiel qui, dès lors qu’il est revendiqué se transforme : l’usage, l’usage de l’appareil de soin, l’usage du médecin. Tentative de construire un collectif d’usagers, à partir d’une collection de cas traités. La montée en puissance des associations d’usagers participe d’un mouvement plus vaste de médicalisation de l’existence, au moyen de l’invention de maladies. J.BLECH (10) dans son livre « Les inventeurs de maladie » rapporte cinq façons d’y parvenir: « des processus normaux de l’existence sont présentés comme des problèmes médicaux », par exemple la chute des cheveux « des problèmes personnels et sociaux sont présentés comme médicaux », par exemple la timidité transformée en phobie sociale « de simples risques sont présentés comme de véritables maladies », par exemple l’ostéoporose, les gènes « défectueux » « des symptômes rares sont présentés comme des épidémies de grande ampleur », par exemple la « dysfonction sexuelle féminine » « des symptômes anodins sont présentés comme les signes avant-coureurs de maladies graves », par exemple le « syndrome métabolique », au moment où l’obésité va pouvoir « bénéficier » d’un traitement médicamenteux Ainsi par exemple bouger d’une unité les chiffres de la normalité tensionnelle, inventer la « préhypertension », l’andropause, ou transformer toute manifestation de la ménopause en 2 maladie génèrent des profits substantiels. Pour la dépression, P.PIGNARRE (11) et A.EHRENBERG (12) ont largement étudié le sujet. En mai dernier, le Monde Diplomatique a publié un article intitulé « Pour vendre des médicaments, inventons des maladies » (13). Un publicitaire y énonce les règles de « l’art de cataloguer un état de santé ». Le but pour lui est de « faire en sorte que les clients des firmes dans le monde entier appréhendent ces choses d’une manière nouvelle », et il donne comme exemple de créations la dysfonction érectile, le trouble du déficit de l’attention chez l’adulte et le syndrome dysphorique prémenstruel. Il insiste : « les années à venir seront les témoins privilégiés de la création de maladies parrainées par l’entreprise ». La technique de vente la plus efficace reste la peur, je dirai plutôt la culpabilisation, par exemple lorsque l’on vend aux parents la prescription d’anti-dépresseurs chez les ados en jouant sur le risque suicidaire au cours d’états dépressifs non traités médicalement. Ce phénomène est facilité par l’existence de publicité directe au public pour les médicaments. Elle est légale aux USA et en Nouvelle-Zélande pour les médicaments sur prescription, interdite pour le moment ici. Ainsi DEROXAT°, en octobre 2001 aux USA, a-t-il pu expliquer que « des millions de personnes souffrent d’inquiétude chronique » et ZOLOFT° se positionne sur le fameux syndrome prémenstruel, indication refusée en Europe pour le moment (14). Si pour le moment la publicité directe est interdite en Europe, des firmes pharmaceutiques et la Commission européenne travaillent depuis plusieurs années à faire lever les obstacles à la communication directe des firmes pharmaceutiques avec le public. Par exemple un projet de transcription d’une directive européenne prévoit « l’encadrement des programmes d’observance » et sous cet intitulé se trouve « l’introduction du « coaching » des patients par les firmes qui vendent les médicaments, jusqu’à l’envoi de « contrôleurs » à domicile », ou encore des « dispositifs individualisés (relance téléphonique, n°vert… envoi d’infirmiers à domicile » (15). La Revue Prescrire suit cela de près et a lancé avec quatre autres mouvements européens une déclaration « pour une information-santé pertinente pour les citoyens responsables » (16). Dans uploads/Sante/ la-passion-classificatrice-en-psychiatrie.pdf
Documents similaires










-
38
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Oct 28, 2022
- Catégorie Health / Santé
- Langue French
- Taille du fichier 0.1030MB