Monsieur Everett Hughes Le drame social du travail In: Actes de la recherche en
Monsieur Everett Hughes Le drame social du travail In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 115, décembre 1996. Les nouvelles formes de domination dans le travail (2) pp. 94-99. Citer ce document / Cite this document : Hughes Everett. Le drame social du travail. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 115, décembre 1996. Les nouvelles formes de domination dans le travail (2) pp. 94-99. doi : 10.3406/arss.1996.3207 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1996_num_115_1_3207 Everett Hughes LE DRAME SOCIAL DU TRAVAIL* our illustrer ce que j'entends par drame social du travail, je prendrai un exemple que les étudiants en thèse connaissent bien. Quand je suis retourné à l'université de Chicago après une assez longue absence, je fus engagé au sein du département comme assistant. J'avais quelques idées au sujet des cours et séminaires que je voulais proposer, et on m'avait donné carte blanche. À l'université de McGill, je donnais un cours sur les mouvements sociaux [Social Movements], qui dérivait du cours sur les comportements collectifs [Collective Behavior] de Park. Mais Blumer était détenteur de ce sujet à Chicago. Lui et son cours étaient devenus célèbres. Je me contentai d'intégrer le comportement collectif à une vision dynamique du travail - c'est là un exemple d'interaction symbolique. Un jour, un étudiant me demanda de diriger sa thèse qui relevait du domaine des professions1. Chacun sait qu'un étudiant n'écrit d'ordinaire qu'une seule thèse de doctorat. Il ne vit qu'une fois, et n'écrit qu'une thèse. Ce n'est pas quelque chose qui lui arrive des dizaines de fois. Mais ceux qui dirigent des thèses finissent par en avoir dirigé une bonne centaine, voire plus. C'est un domaine dans lequel ils deviennent experts. Le directeur de thèse ne joue ni sa vie ni sa carrière sur aucun de ces mémoires. Bien entendu ce premier étudiant était pour moi d'une importance cruciale. C'était un peu comme la première opération sérieuse qu'un chirurgien accomplit en solo. Mais le chirurgien a toujours à ses côtés une infirmière prête à l'aider, car l'un des aspects du drame social de son travail est que le véritable art de la médecine est enseigné aux médecins par les infirmières, sur le tas, plutôt que par d'autres médecins, dans les salles de cours. Il était tout à fait crucial pour moi non seulement d'avoir ce premier étudiant en thèse, mais également de m'assurer qu'il réussirait aux examens. J'ai remarqué que lorsqu'un étudiant se présente à sa soutenance de thèse, ce sont autant le travail et les idées de son professeur qui sont en jeu que les siens. En fait, un étudiant peut jouer un rôle de catalyseur qui précipite le conflit entre les professeurs réunis pour sa soutenance. Bref, c'était là un moment important pour moi. À mon avis, ça l'était également pour le candidat - et je pense que nous nous en sommes bien sortis tous les deux. Mon premier thésard était E. Jackson Baur. Cet exemple peut servir d'introduction au problème du drame social du travail. Beaucoup d'études sur le travail dans ses aspects techniques ont été produites ces derniers temps. Nous nous trouvons dans une période d'évolution technologique qui affecte la nature du travail. Par exemple, les infirmières n'effectuent plus aujourd'hui les mêmes tâches que jadis. Les infirmières de la génération précédente n'étaient pas autorisées à prendre la tension des patients. On considérait que c'était là le travail des médecins, qui d'ailleurs s'assuraient que les infirmières ne s'en chargeaient pas. De nos jours, il arrive qu'après une opération il soit nécessaire de prendre la tension d'un patient tous les quarts d'heure, et ce durant des heures, en sorte que ce sont les infirmières qui s'en occupent, pour éviter d'immobiliser les chirurgiens. Il y a eu de nombreuses évolutions technologiques de ce genre, et nous avons appris à décrire le travail dans ses aspects technologiques. Mais nous avons peut-être été moins habiles dans nos descriptions à la fois des * Traduction de «The Social Drama of Work», Mid-American Review of Sociology, 1976, 1 (1), p. 1-7. 1 - Rappelons que les Ph. D. sont décernés aux États-Unis sur la base d'un ensemble d'examens, de la rédaction d'un mémoire et d'une soutenance orale. La thèse d'E. J. Baur à laquelle Hughes fait allusion a été soutenue en 1942. Herbert Blumer, auquel Hughes fait également allusion, était un sociologue formé à l'université de Chicago dans les mêmes années que Hughes, mais qui y avait été immédiatement recruté comme enseignant (NdT). Le drame social du travail 95 situations qui se créent autour du travail et de la manière dont ces situations sont modifiées par les évolutions de la technologie, par l'évolution des organisations plus vastes, ainsi que par l'évolution dans les aspects économiques au travail. Je voudrais proposer comme axiome de départ que tout travail implique une sorte de matrice sociale. Tout travail est effectué dans un environnement social. Au sein de cet environnement social, les gens effectuent certes des tâches techniques, mais ils sont également en interaction les uns avec les autres. Ils se conforment à des règles. Si l'on veut comprendre tel ou tel travail, il faut d'abord comprendre le rôle des différentes personnes qui y sont impliquées. C'était là le but de mes exemples. L'étudiant qui fait la démarche cruciale de choisir un sujet de thèse fait un pari sur un certain domaine de recherche ainsi que sur un certain mode de pensée. Il prend un rôle dans le drame. À vrai dire, la soutenance de thèse correspond à ce que les ethnologues appellent un rite de transition ou rite de passage, au cours duquel un individu passe de l'état de chercheur apprenti à celui de collègue à part entière. Ainsi, « sous vos yeux ébahis » , il passe d'un rôle social à un autre rôle social : celui-là même qui sera important dans ses relations de travail. Un autre aspect des rôles sociaux mérite également d'être relevé. Dans de nombreux types de travail, l'individu peut effectuer telle ou telle tâche de façon routinière et répétitive. Cette tâche peut parfois résoudre une crise ou répondre à une urgence pour une autre personne. Les notes qu'un étudiant obtient à la fin du trimestre sont d'une importance cruciale pour lui. Elles comptent moins pour le professeur, même si elles sont tout de même cruciales pour lui. Il veut que son étudiant ait de bons résultats, car il aime avoir une bonne classe : la plupart des professeurs sont en effet plutôt fiers de la réussite de leurs étudiants ; c'est là une de leurs grandes satisfactions dans la vie. Il en va de même lorsque vous apportez votre voiture chez le garagiste : il se peut que la panne de carburateur soit cruciale pour vous, mais il se peut également que ce soit le trente-sixième carburateur que votre garagiste voit dans la semaine. Votre urgence est sa routine. On peut se pencher sur autant de types de relations de travail que l'on veut, c'est là un aspect que l'on découvrira de manière répétitive. Une partie du drame réside dans le fait que ce qui est travail quotidien et répétitif pour l'un est urgence pour l'autre. Partout où des gens travaillent, il y a une différence fondamentale entre la situation de ceux qui demandent un sendee et la situation de ceux qui le fournissent. C'est là un aspect essentiel de ce que nous entendons par drame du travail, ou drame social du travail. Pour l'un des protagonistes, l'incident est minime, mais s'insère dans un programme qui s'applique durant toute la vie. Il voit cet incident dans une perspective particulière. L'autre le considère de façon toute différente. Cela peut être cause de conflit ou de mésentente. Dans le drame social du travail, l'urgence est plus grande d'un côté de la barrière que de l'autre. Une part considérable de ce drame social du travail se joue dans l'ajustement entre ces degrés relatifs d'urgence. Pour l'un - le bénéficiaire le plus souvent - le problème peut non seulement relever de l'urgence, mais également être profondément perturbant, et d'une importance cruciale. Pour lui, ce problème est unique ; ce n'est pas un simple problème parmi cent autres. De plus, le bénéficiaire veut que son cas soit important pour l'autre protagoniste. Ainsi, lorsque vous devez subir une opération, vous voulez que le médecin accorde à votre cas une réelle attention. Mais en même temps vous voulez qu'il soit objectif, et vous voulez qu'il soit compétent. Mais pour un chirurgien, la seule manière d'être compétent est de faire beaucoup d'opérations. Plus il fait d'opérations, plus votre cas apparaît infime dans l'ensemble de la série. Le chirurgien est alors objectif, et vous risquez de penser que votre cas ne représente rien pour lui. Voilà le dilemme : si le chirurgien n'avait pas fait suffisamment d'opérations pour être à même de faire du bon travail, vous ne voudriez pas que ce soit lui qui vous opère. En même temps, vous trouvez suspecte cette objectivité qui ne fait aucun cas de votre sentiment d'urgence. Nous sommes sans cesse pris dans ce dilemme. Nous voulons uploads/Sante/ le-drame-social-du-travail-everett-hughes.pdf
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- Publié le Nov 12, 2022
- Catégorie Health / Santé
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