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PÉDAGOGIE DES ÉMOTIONS ET CULTURE DES SENTIMENTS: LA SANTÉ DANS L’ENVIRONNEMENT

PÉDAGOGIE DES ÉMOTIONS ET CULTURE DES SENTIMENTS: LA SANTÉ DANS L’ENVIRONNEMENT DU RÉSEAU NUMÉRIQUE1 Denise Cristina Ayres GOMES* RÉSUMÉ L’étude vise à comprendre comment les sens produits dans le flux de pratiques technologiques en réseau constituent l’imaginaire contemporain de la santé. Nous avons sélectionné quatre posts qui ont eu le plus de « j’aime » et leurs commentaires sur la fanpage « Melhor com Saúde », la plus importante sur le sujet au Brésil. Nous utilisons la recherche documentaire, l’outil Netvizz et l’approche de la socio-anthropologie de l’imaginaire de Maffesoli. Nous comprenons que les messages et les commentaires sont des moyens rituels de gérer les émotions et d’obtenir un contrôle prétendu sur la vie. Les postes opèrent un clivage entre les sujets capables d’autogestion et les autres, indisciplinés et donc condamnés à un manque de contrôle et à des échecs. Dans les commentaires, l’expérience personnelle s’impose comme une vérité et crée des liens sociaux. MOTS-CLEF: ciberculture; santé; imaginaire. ABSTRACT The study aims to understand how the meanings produced in the flow of networked technological practices underpin the contemporary health imaginary. We selected four more liked posts and their comments from the « Melhor com Saúde » fan page, the largest on the topic in Brazil. Our methodology included the use of documentary research, the Netvizz tool, and the socio-anthropological approach of Maffesoli’s imaginary. We understand that posts and comments are ritualistic ways to address emotions and gain pretended control over life. The posts operate a cleavage between the subjects capable of self-management and the others, unruly and, therefore, doomed to lack of control and failure. In the comments, personal experience imposes itself as truth and creates shared bonds in the community. KEYWORDS: cyberculture; health; imaginary. Introduction Le thème de la santé a un grand attrait pour la société en général. Cet intérêt est devenu plus vif dans la postmodernité, ou à la fin du XXe siècle, lorsque la logique du risque chevauchait avec la guérison ou le traitement de la maladie. Le développement 1 Cet article fait partie de la recherche postdoctorale réalisée à l'Université Fédérale Fluminense. L'étude a été financée par FAPEMA, SECTI et le gouvernement de l'État du Maranhão. * Professeur adjoint et membre permanent de la maîtrise en Communication de l'Université Fédérale du Maranhão (campus d'Imperatriz); pós-docteur pour le programme «Mídia e Cotidiano» de l'Université Fédérale Fluminense (Brésil). E-mail: dayres42@gmail.com 1 technologique et les médias ont répandu la conviction que la souffrance pouvait être évitée et la recherche du bien-être optimisée. Nous vivons un contrôle incessant sur les corps, tout en agissant sur quelque chose qui n’a pas encore été installée ou même par un signe d’inconfort. Être ou se sentir en bonne santé dépasse cependant la sphère individuelle et renvoie au collectif, intégrant un état d'esprit circonscrit par l'imaginaire de chaque âge. Dans le scénario contemporain, traversé par la culture des réseaux, la dimension qui exploite la logique de la santé indique d'inclure des aspects ludiques, oniriques et affectifs de choix autrefois supposément ancrés dans le champ de la raison. La fanpage du magazine « Melhor com Saúde2 » est un symptôme de l'ambiance déclenchée par la circulation des produits symboliques. L'environnement numérique irrigue l'imaginaire sur le sujet et favorise les changements dans les pratiques quotidiennes. Cet article vise à questionner la santé, en tant qu’état imaginaire d’équilibre physique et psychique, dans l’ambiance des réseaux sociaux numériques. Nous utilisons l'approche théorique de la sociologie comprehensive de Michel Maffesoli, en prenant comme thème principal les posts de la page et les commentaires des internautes. L'étude vise à comprendre comment les sens produits dans le flux de pratiques technologiques en réseau constituent l'imaginaire contemporain de la santé. L'environnement émotionnel de l'Internet Les changements sociaux, économiques et technologiques intenses qui ont commencé dans la seconde moitié du vingtième siècle ont fragmenté le régime moderne de la vérité. Fondée sur la conviction d'une raison de la nature dominante, la modernité est saturée par l'avènement de l'internet. La logique du réseau décrit une nouvelle façon d'être dans le monde que nous appelons postmodernité, dans lequel « la synergie de l'archaïque et du développement technologique »3 se croisent. La cyberculture a permis de faire circuler l'information de manière capillaire, en échappant aux modèles hiérarchiques, distinctifs, rationnels et utilitaires. Ce sont de nouvelles formes de sociabilité qui modifient les processus de subjectivation et la perception de la réalité, autrefois fondés sur des faits. Comme l'a souligné Davis4 « [...] 2 Le sens du titre de la fanpage est « Il vaut mieux avoir de la santé ». 3 M. Maffesoli, Être postmoderne, Paris, Éditions du Cerf, 2018, p. 135. 4 E. Davis, Techgnosis. Myth, magic and mysticism in the age of information. Berkeley, North Atlantic Books, 2015. 2 ce sont les technologies de l'information et de la communication qui façonnent le plus la source de toutes les étincelles mystiques: le moi humain ». L'environnement numérique démantèle la hiérarchie du savoir, juxtaposant sens commun et informations spécialisées, recherche scientifique et pratiques fait maison, pensée scientifique et transcendance syncrétique, journalisme et rumeur, ainsi que des conseils de toutes sortes. Un nouveau système de discours est institué dans lequel la connaissance scientifique tend à perdre son rôle principal, vivant avec d'autres ordres des savoirs. La perte de valeurs normatives et de schémas explicatifs qui ont donné un sens au monde met en évidence la condition transitoire de l'existence et, comme le souligne Byung Chul Han, la « contrainte de garder la vie nue inconditionnellement saine »5. Le pouvoir vitaliste resurgit, le désir ardent de jouir de manière intense et immédiate. La santé ne se soumet plus à une intervention occasionnelle mais est modulée en permanence. Être en bonne santé dépend donc d'une intervention technique, en plus de la vigilance, des soins et de l'engagement individuels. L’Internet comme dispositif pédagogique La santé est devenue une valeur primordiale, un objet de culte, d'injonction et de consommation. Être en bonne santé correspond à un impératif moral dans lequel sont en jeu la volonté, le contrôle et l'autonomie de l'individu. Le développement de la biotechnologie et de la génétique a permis un diagnostic précoce de la maladie ainsi qu'une extrême vigilance vis-à-vis du corps et du mode de vie. Le registre corporel devient un lieu privilégié d'investissements, dans lequel l'identité contemporaine s'exprime. La culture somatique supprime les dichotomies d'intériorité et d'extériorité, esprit et corps, essence et apparence. Le bien-être dépasse l’absence de maladie et correspond à la recherche incessante d’amélioration corporelle, d’évitement de la douleur, d’optimisation des performances, d’équilibre émotionnel et de plaisir dans tous les domaines. Tout en vivant dans une société instable, émotionnelle et imprévisible, l’individu est invité à contrôler les divers facteurs afin de prévenir ou retarder l'apparition de la maladie et de l'inconfort en régulant le comportement et les émotions. La société 5 B.C. Han, Sociedade do cansaço, 2 ed.; Petrópolis, RJ, Vozes, 2017, p. 45. 3 hédoniste contemporaine recèle la souffrance et tend à la considérer comme une faiblesse morale. Il faut rester motivé et en bonne santé pour faire face aux situations difficiles et, plus que cela, se reconnaître en tant qu’individu qui a besoin d'aide. Comme l'a noté Ehrenberg6, nous vivons dans la société de la performance, marquée par la responsabilité. Le sujet doit être un entrepreneur de soi, assumant son devoir envers sa carrière, son existence et sa santé. La profusion de conseils donnés dans les médias vise à optimiser la performance en invitant le sujet à dépasser ses propres limites et à rechercher la meilleure version idéalisée de soi-même dans tous les domaines de la vie7. C'est ce que nous appelons la « pédagogie des émotions », fonction exercée par les médias pour apprendre aux individus à s'autogérer, en particulier dans le domaine des émotions. Pour cela, le sujet doit être vigilant et nourrir des informations afin de vérifier les détours et rechercher l'autogestion. La culture des sentiments dans les réseaux sociaux La société contemporaine incite le sujet à consommer sans cesse des informations. Le dispositif médiatique est une ressource pour résoudre les problèmes quotidiens, nous permettant d’intervenir sur un territoire symbolique, où les croyances, les valeurs et les désirs sont projetés. « L’Internet se convertit en dispositif magique, une espèce d’oracle capable de donner des réponses brèves et mitiger les inquiétudes des internautes, en les invitant au delà du réel immédiat. »8 Il faut appartenir à une communauté d'idées, se reconnaître et être en contact les uns avec les autres. L'environnement numérique renforce le sentiment primordial d'être ensemble, tout en appliquant une logique basée sur les émotions, dans laquelle les sujets interagissent à partir d'identifications successives. Le domaine de l'expérience, c'est-à- dire le sensible, est un vecteur de liens sociaux. C’est une « raison sensible, c’est à dire un ensemble où le penser et le sentir restent en constante interaction »9. 6 A. Ehrenberg, O culto da performance. Da aventura empreendedora à depressão nervosa, Aparecida, SP, Ideias e Letras, 2010. 7 N. Aubert, Hyperformance et combustion de soi, Études, n. 10, 2006, p. 339-351. Disponible en: <https://www.cairn.info/revue-etudes-2006-10-page-339.htm>, Accès le 8 uploads/Sante/ pedagogie-des-emotions-et-culture-des-sentiments-denise-cristina-ayres-gomes-revue-societes.pdf