Pour une histoire critique du concept de soin centré sur le patient Giuseppe Bi
Pour une histoire critique du concept de soin centré sur le patient Giuseppe Bianco Introduction L'idée d'un« système de soins centré sur le patient»(« patient-centered care ») fait sa première apparition au cours des années 1990 dans la lit térature anglo-saxonne en médecine et management de la santé. Souvent présenté avec enthousiasme comme un « nouveau paradigme » en oppo sition aux systèmes de santé développés au cours des XIxe et xxe siècles, le « système de soin centré sur le patient » est une notion aux contours extrêmement flous. Il est difficile d'en saisir la signification si l'on se limite à une simple analyse de la littérature médicale ou économiquel, très souvent marquée par une posture partisane. Cette contribution propose un tour d'horizon historique visant à ins crire cette idée dans une série de discours et de pratiques au cours du xxe siècle. Deux notions essentielles à la compréhension du « soin centré sur le patient » vont être analysées : celle de patient conçu comme « tota lité intégrée )> ou comme tout « biopsychosocial » - impliquant une cri tique du dualisme corps-esprit et de la fragmentation médicale - et celle de patient (( acteur » ou « autonome » - impliquant une critique de la relation dite « paternaliste » en médecine. Le holisme présuppose la déí pendance d'une multiplicité de variables organiques, psychologiques et sociales, tandis que l'autonomie du patient est liée à l'idée de l'existence d'une subjectivité indépendante. Le «système de santé centré sur le patient», quant à lui, semble placer les usagers de santé dans une situa tion de double-bind ou double aveugle : d'une part, la responsabilisation, l. N. Mead, P. Bower, « Patient-centredness: a conceptual framework and review of the empiricalliterature »,Social Science & Medicine, n• 51,2000, p. 1087-1110. 20 Les valeurs du soin et d'autre part, la confhmce dans les institutions médicales. Au centre de cene injonction contradictoire se trouve le concept de personne, mysté rieux poitlt de gravité de la bioéthique, dont l'instabilité sémantique a muinll'!'l lois été soulignée. t Lu transformation de ces notions s'inscrit dans un processus socio îpiïtémiq_ue impliquant savoirs médic ÙX et pratiques des sujets engagés dans la relation de soin, Oublier que les mutations scientifiques et tech niques sont liées à dés changements sociaux non seulement risque de ne pas faire justice aux multiples acteurs qu'elles engagent, mais aussi de naturaliser le!> notions et les pratiques. Aujourd'hui, un certain huma nisme médical oppose aux dérives objectivantes de la médecine techno scientifique une médecine supposée plus «naturelle» ou «humaine>>. Parallèlement à 1' émergence d'une discipline comme la bioéthique et d'or ganismes comme le Comité consultatif national d'éthique!, les appels à cette médecine, centrée sur le sujet, la personne, la relation soin ou les va leurs, n'ont pas cessé de se multiplier ces dix dernières années en France. Ces appels expriment un malaise causé par la transformation des sys tèmes de soins et la progressive érosion de l'État-providence. II convient cependant de se demander si ces discours ont une véritable valeur analy tique et critique ou si, au contraire, ils ne se prêtent pas à être facilement utilisés par les instances qu'ils prétendent combattre2. Le risque est que les sciences humaines, et en particulier la philosophie, se trouvent bornées à fournir un simple supplément d'âme, ou une« éthique d'alibP ». Une enquête sur les idées et les pratiques entourant la notion de « sys tèmes de soins centrés sur le patient» s'inscrit dans le prolongement de récents programmes en philosophie4, en histoire de la médecineS ou en l. D. Memmi, Les Gardiens du corps. Dix ans de magistðre bioéthique, Paris, Éditions de l'EHESS, 1996. 2. Il s'agiratt donc d'un phénomène comparable à celui de la «récupération de la cri tique» décrit par L. Boltanski, E. Chiapcllo, u Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. 3. D. Sicard, L'A/iM éthique, Paris, Plon, 2006. 4. On renvoie ici aux programmes, largement inspirés par les travaux , d.ésonnais classiques, de Georges Canguilhem et de Gilbert Simondon, promus par X. Guchet (La Médecine personnalisée. Un essai philosophique, Paris, Les Belles Lettres, 2016}, ainsi que par J'équipe du Centre Georges Canguilhem (C.-0. Doron, C. Lefève. A.-C. Masquelet [dir.), Soin et subjectivité, Paris, PUF. 20 ll). 5. Cf. le c6lèbre article de l'historien R. Porter,« The patient's view: writing medical history from below », Theory and Sociery, n" 14(2},1985, p. 175-198, qui a ouvert un v6ritable programme de recherche. Pour une histoire critique du concept de soin centré sur le patient 21 anthropologie de la san tél, tous interrogeant la question de la subjectivité du patient. Sans revenir sur le détail de ces approches, cette contribution brossera à grands traits une histoire susceptible d'éclairer des problèmes contemporains tant épistémologiques qu'éthico-politiques. L'homme en tant que totalité biopsychique Depuis la «naissance de la clinique», et encore plus depuis l'affirmation du paradigme pasteurien, les discours médicaux ont insisté sur la valeur attribuée à l'universalisation des soins, obtenue à travers la standardisa tion, la quantification, la spécialisation et le paternalisme médical. Épis témologiquement, la médecine a opéré par fragmentation du patient, dans une partie « psychique » séparée et dans des segments « physiques » dont les différents savoirs médicaux s'emparent. Au niveau thérapeutique, comme Georges Canguilhem 1 'a souligné dès Le Normal et le patholo gique, non seulement la physiologie« normale», construite à partir d'une norme statistique, a une priorité par rapport à la pathologie, mais de plus la maladie est placée dans une position prioritaire par rapport à l'individu malade. La spécialisation croissante des savoirs médicaux et des institu tions hospitalières a accompagné le processus de segmentation du corps du patient - George Weisz décrit le processus de conquête de la santé publique comme une « division » et un «décompte »2. Enfin, sur le plan moral, fragmentation, quantification et organisation vont de pair avec un type particulier de relation entre le patient et le médecin, la relation dite «paternaliste». C'est à ce sujet que Talcott Parsons3 a parlé du patient objet de la relation paternaliste, comme d'un« patient profane», censé ne pas savoir. Quelques années plus tard, Michel Foucault résume ces diffé rents traits dans l'idée d'un regard médical tout-puissant qui confie au pouvoir médical le corps du patient et abandonne celui-ci dans le silence4. 1. Cf. les programmes en anthropologie de la santé de l'« anthropologie interprétative» et de «l'anthropologie critique de la santé»: A. Kleinman, The il/ness narratives: suffering, healing, and the human condition, New York, Basic Books, 1988; B. Good, Commemfaire de l'anthropologie médicale? Médecine, rationalité et vécu, Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo, 1999. 2. G. Weisz, Divide and conquer: a comparative history of medical specialization, Oxford, Oxford University Press, 2005. 3. T. Parsons,« Structure sociale et processus dynamique: le cas de la pratique médicale moderne», in Éléments pour une sociologie de l'action, Paris, Plon, 1955, p. 197-238. 4. M. Foucault, Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, Paris, PUF, 1963. 22 Les valeurs du soin Bouleversés par le drame humain de la Première Guerrel, des méde cins allemands, français, anglais et états-uniens, comme Kurt Goldstein et Viktor Von Weizsacke, René Leriche et Alexis Carrel, William Halse Ri vers, Francis Peabody - auteur du célèbre article « The care of the pa tient » -, Georges Camby Robinson - auteur de The patient as a person - et Georges Washington Crile- fondateur de la Cleveland Clinic -, vont travailler à la convergence de ces mouvements. Ils contribuent ainsi à l'émergence d'une nouvelle image du corps humain en tant que tout in terconnecté réagissant de manière non mécanique à l'environnement et, à plus forte raison, à l'acte thérapeutique. Dans la lignée des travaux de psychologues de la Gestalt et de Sigmund Freud dans Au-del() du prin cipe de plai sir, ces médecins ont progressivement délogé l'anthropologie médicale du siècle précédent. La Grande Guerre laisse une inquiétude au sujet de la place et du destin de l'homme2. Ainsi, différents courants, parfois liés au catholi cisme, initialement minoritaires, proposent une idée de soin alternatif : individualisé, qualitatif, holiste et coopératif. Ces orientations, se rappro chant souvent de la médecine «alternative>>, vont en France être appelés «synthèse médicale», «humanisme médical» ou encore de « néo-hip pocratisme». Dans les années 1940 aux: États-Unis3, la médecine psychož somatique naît de la convergence de la psychanalyse et du holisme médi cal. Des m6decins soulignent alors que, du fait de l'interconnexion organique, le rôle du médecin demeure délicat, et son interaction avec le patient doit être repensée. Dans l'après-guerre, la réflexion sur l'homme en tant que totalité bio psychique s'accompagne de la tentative de repenser la relation patient médecin. En 1956, Thomas Sz.asz et Marc Hollender4 formalisent trois modèles de la relation médecin-patient: activité-passivité, guide-coopé ration et participation mutuelle. En adoptant une posture relativiste, ils complexifient la relation médecin-patient: il n'y a pas de «bonne rela tion>> dans l'absolu et ce qu'on juge «bon» dépend de la congruence 1. S. Geroulanos, T. Meyers, The human body in the age of catastrophe. Brittleness and the Great War, Chicago, uploads/Sante/bianco-centre-patient-compressed-pdf.pdf
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- Publié le Nov 25, 2021
- Catégorie Health / Santé
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