L'Homme De l'Ethnocide Pierre Clastres Citer ce document / Cite this document :

L'Homme De l'Ethnocide Pierre Clastres Citer ce document / Cite this document : Clastres Pierre. De l'Ethnocide. In: L'Homme, 1974, tome 14 n°3-4. pp. 101-110; doi : 10.3406/hom.1974.367479 http://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1974_num_14_3_367479 Document généré le 29/03/2016 DE L'ETHNOCIDE* par PIERRE CLASTRES II y a quelques années, le terme d'ethnocide n'existait pas. Bénéficiant des faveurs passagères de la mode et, plus sûrement, de son aptitude à répondre à une demande, à satisfaire un besoin certain de précision terminologique, l'utilisation du mot a largement et rapidement dépassé son lieu d'origine, l'ethnologie, pour tomber en quelque sorte dans le domaine public. Mais la diffusion accélérée d'un mot assure-t-elle à l'idée qu'il a mission de véhiculer le maintien de la cohérence et de la rigueur souhaitables ? Il n'est pas évident que la compréhension profite de l'extension et qu'en fin de compte, on sache de manière parfaitement claire de quoi l'on parle lorsqu'on se réfère à l'ethnocide. Dans l'esprit de ses inventeurs, le mot était assurément destiné à traduire une réalité qu'aucun autre terme n'exprimait. Si l'on a ressenti la nécessité de créer un mot nouveau, c'est qu'il y avait à penser quelque chose de nouveau, ou bien quelque chose d'ancien mais non encore pensé. En d'autres termes, on estimait inadéquat, ou impropre à remplir cette exigence nouvelle, un autre mot, d'usage depuis plus longtemps répandu, celui de génocide. On ne peut par conséquent inaugurer une réflexion sérieuse sur l'idée d'ethnocide sans tenter au préalable de déterminer ce qui distingue le phénomène ainsi désigné de la réalité que nomme le génocide. Créé en 1946 au procès de Nuremberg, le concept juridique de génocide est la prise en compte au plan légal d'un type de criminalité jusque-là inconnu. Plus précisément, il renvoie à la première manifestation, dûment enregistrée par la loi, de cette criminalité : l'extermination systématique des Juifs européens par les Nazis allemands. Le délit juridiquement défini de génocide s'enracine donc dans le racisme, il en est le produit logique et, à la limite, nécessaire : un racisme qui se développe librement, comme ce fut le cas dans l'Allemagne nazie, ne peut conduire qu'au génocide. Les guerres coloniales qui se sont succédé depuis 1945 à travers le Tiers-Monde et qui, pour certaines, durent encore, ont d'autre part donné lieu à des accusations précises de génocide contre les puissances coloniales. Mais le jeu des * Copyright : Universalia, Encyclopaedia Universalis. L'Homme, juil.-déc. 1974, XIV (3-4), pp. ioi-uo. 102 PIERRE CLASTRES relations internationales et l'indifférence relative de l'opinion publique ont empêché l'institution d'un consensus analogue à celui de Nuremberg : il n'y eut jamais de poursuites. Si le génocide antisémite des Nazis fut le premier à être jugé au nom de la loi, il n'était pas en revanche le premier à être perpétré. L'histoire de l'expansion occidentale au xixe siècle, l'histoire de la constitution d'empires coloniaux par les grandes puissances européennes est ponctuée de massacres méthodiques de populations autochtones. Néanmoins, par son extension continentale, par l'ampleur de la chute démographique qu'il a provoquée, c'est le génocide dont furent victimes les indigènes américains qui retient le plus l'attention. Dès la découverte de l'Amérique en 1492, se mit en place une machine de destruction des Indiens. Cette machine continue à fonctionner, là où subsistent, au long de la grande forêt amazonienne, les dernières tribus « sauvages ». Au cours de ces dernières années, des massacres d'Indiens ont été dénoncés au Brésil, en Colombie, au Paraguay. Toujours en vain. Or, c'est principalement à partir de leur expérience américaine que les ethnologues, et tout particulièrement Robert Jaulin, ont été amenés à formuler le concept d'ethnocide. C'est d'abord à la réalité indienne d'Amérique du Sud que se réfère cette idée. On dispose donc là d'un terrain favorable, si l'on peut dire, à la recherche de la distinction entre génocide et ethnocide, puisque les dernières populations indigènes du continent sont simultanément victimes de ces deux types de criminalité. Si le terme de génocide renvoie à l'idée de « race » et à la volonté d'extermination d'une minorité raciale, celui d'ethnocide fait signe non pas vers la destruction physique des hommes (auquel cas on demeurerait dans la situation génocidaire), mais vers la destruction de leur culture. L'ethnocide, c'est donc la destruction systématique des modes de vie et de pensée de gens différents de ceux qui mènent cette entreprise de destruction. En somme, le génocide assassine les peuples dans leur corps, l'ethnocide les tue dans leur esprit. Dans l'un et l'autre cas, il s'agit bien toujours de la mort, mais d'une mort différente : la suppression physique et immédiate, ce n'est pas l'oppression culturelle aux effets longtemps différés, selon la capacité de résistance de la minorité opprimée. Il n'est pas ici question de choisir entre deux maux le moindre : la réponse est trop évidente, mieux vaut moins de barbarie que plus de barbarie. Ceci dit, c'est à la vraie signification de l'ethnocide qu'il s'agit de réfléchir. Il partage avec le génocide une vision identique de l'Autre : l'Autre, c'est la différence, certes, mais c'est surtout la mauvaise différence. Ces deux attitudes se séparent sur la nature du traitement qu'il faut réserver à la différence. L'esprit, si l'on peut dire, génocidaire veut purement et simplement la nier. On extermine les autres parce qu'ils sonta bsolument mauvais. L'ethnocide, en revanche, admet la relativité du mal dans la différence : les autres sont mauvais, mais on peut les améliorer, en les obligeant à se transformer jusqu'à se rendre, si possible, identiques DE L ETHNOCIDE IO3 au modèle qu'on leur propose, qu'on leur impose. La négation ethnocidaire de l'Autre conduit à une identification à soi. On pourrait opposer le génocide et l'ethnocide comme deux formes perverses du pessimisme et de l'optimisme. En Amérique du Sud, les tueurs d'Indiens poussent à son comble la position de l'Autre comme différence : l'Indien sauvage n'est pas un être humain, mais un simple animal. Le meurtre d'un Indien n'est pas un acte criminel, le racisme en est même totalement évacué, puisqu'il implique en effet, pour s'exercer, la reconnaissance d'un minimum d'humanité en l'Autre. Monotone répétition d'une très ancienne infamie : traitant, avant la lettre, de l'ethnocide, Claude Lévi- Strauss rappelle dans Race et histoire comment les Indiens des Isles se demandaient si les Espagnols nouveau venus étaient des dieux ou des hommes, tandis que les Blancs s'interrogeaient sur la nature humaine ou animale des indigènes. Qui sont, d'autre part, les praticiens de l'ethnocide ? Qui s'attaque à l'âme des peuples ? Apparaissent au premier rang, en Amérique du Sud mais aussi en bien d'autres régions, les missionnaires. Propagateurs militants de la foi chrétienne, ils s'efforcent de substituer aux croyances barbares des païens la religion de l'Occident. La démarche évangélisatrice implique deux certitudes : d'abord que la différence — le paganisme — est inacceptable et doit être refusée ; ensuite que le mal de cette mauvaise différence peut être atténué, voire aboli. C'est en cela que l'attitude ethnocidaire est plutôt optimiste : l'Autre, mauvais au départ, y est supposé perfectible, on lui reconnaît les moyens de se hausser, par identification, à la perfection que représente le christianisme. Briser la force de la croyance païenne, c'est détruire la substance même de la société. Aussi bien s'agit-il du résultat recherché : conduire l'indigène, par le chemin de la vraie foi, de la sauvagerie à la civilisation. L'ethnocide s'exerce pour le bien du Sauvage. Le discours laïque ne dit pas autre chose lorsqu'il énonce, par exemple, la doctrine officielle du gouvernement brésilien quant à la politique indigéniste. « Nos Indiens, proclament les responsables, sont des êtres humains comme les autres. Mais la vie sauvage qu'ils mènent dans les forêts les condamne à la misère et au malheur. C'est notre devoir que de les aider à s'affranchir de la servitude. Ils ont le droit de s'élever à la dignité de citoyens brésiliens, afin de participer pleinement au développement de la société nationale et de jouir de ses bienfaits. » La spiritualité de l'ethnocide, c'est l'éthique de l'humanisme. L'horizon sur lequel prennent figure l'esprit et la pratique ethnocidaires se détermine selon deux axiomes. Le premier proclame la hiérarchie des cultures : il en est d'inférieures, il en est de supérieures. Quant au second, il affirme la supériorité absolue de la culture occidentale. Celle-ci ne peut donc entretenir avec les autres, et singulièrement les cultures primitives, qu'une relation de négation. Mais il s'agit d'une négation positive, en ce qu'elle veut supprimer l'inférieur en tant qu'inférieur pour le hisser au niveau du supérieur. On supprime l'indianité de l'Indien pour en faire un citoyen brésilien. Dans la perspective de ses agents, 104 PIERRE CLASTRES l'ethnocide ne saurait être par suite une entreprise de destruction : il est au contraire une tâche nécessaire, exigée par l'humanisme inscrit au cœur de la culture occidentale. On nomme ethnocentrisme cette vocation à mesurer les différences à l'aune de sa propre culture. L'Occident serait ethnocidaire parce qu'il est ethnocentriste, parce qu'il se pense et se veut la civilisation. Une question néanmoins se pose : notre culture détient-elle le monopole de l' ethnocentrisme ? L'expérience ethnologique permet d'y répondre. uploads/Societe et culture/ de-l-x27-ethnocide-pierre-clastres.pdf

  • 23
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager