Dire à quelqu’un « sois naturel », est-ce lui donner un bon conseil ? Corrigé.

Dire à quelqu’un « sois naturel », est-ce lui donner un bon conseil ? Corrigé. <Introduction :> Celui qui est placé devant l’objectif du photographe au cours d’une séance de pose peut s’entendre dire « sois (ou reste) naturel !». Voilà une situation simple qui suffirait à fixer le sens le plus ordinaire de cette injonction : elle est destinée à corriger ce que l’attitude ou le comportement de quelqu’un peut avoir d’ «emprunté» ou de « contraint ». Ces termes désignent très exactement l’adoption d’une apparence ou d’un rôle que nous nous croyons tenus d’endosser dans la vie sociale, pour être acceptés ou reconnus par les autres. Les moralistes et les philosophes ont souvent condamné cette comédie sociale ou cet « art de paraître » (cf. texte de Kant, extrait de Anthropologie d’un point de vue pragmatique, citation 1 en fin de corrigé) par lequel chacun se dissimule, en quelque façon, aux autres en abandonnant toute spontanéité et toute sincérité. Cependant, ce conseil adressé à quelqu’un d’être ou de rester «naturel» est-il si pertinent qu’il le paraît à première vue ? Il faut donc examiner en quel sens ce conseil est légitime ou bienvenu et en quel sens, au contraire, il est paradoxal voire absurde. <1°) La condamnation de l’ « art de paraître » :> Ce qu'on appelle l’ « art de paraître » ou les « manières » sont un produit de la civilisation : ces deux expressions recouvrent la nécessité où se trouve chaque individu, dans une société donnée, de se dépouiller progressivement de ses impulsions naturelles et d'en limiter la manifestation grossière. L'éducation nous incite à les contrôler, à les dominer dans le but de leur substituer un comportement jugé plus sociable, en tous cas conforme aux normes en vigueur. Comme ces normes peuvent être contraignantes et donner lieu chez les hommes à une conduite « empruntée », voire dissimulatrice (hypocrisie), on en vient à souhaiter parfois un retour à plus de «naturel », à plus de spontanéité. Montaigne, par exemple, prenait bien soin de distinguer entre les rôles sociaux et l'identité personnelle: « Le Maire et Montaigne [celui-ci a été maire de Bordeaux] ont toujours été deux, d'une séparation bien claire... ». On trouve dans cette remarque une conception tout à fait moderne, ce qui ne veut pas dire nécessairement légitime, de l'identité personnelle : celle-ci est censée se constituer dans un rapport intime à soi-même, loin des conventions sociales. Tout se passe comme si l'individu n'était authentique qu'en s'engendrant lui-même, voire en écartant de lui tout ce qui relève de l'existence sociale, sorte d'immaculée conception qui doit au moins inspirer le doute, car il est peu vraisemblable que nous puissions devenir ce que nous sommes hors de tout contexte social. La distinction entre un « moi naturel » et un « moi social » est donc loin d’aller de soi. D'autre part, en opposition à la théâtralisation de la vie sociale, s’est développé un usage moralisant de concept de « nature »: celui-ci sert à s'opposer aux effets jugés négatifs de la civilisation. Rousseau notamment voit dans le développement des sociétés une continuelle aggravation de la duplicité des hommes qu'il condamne au nom de la simplicité et de l'innocence de 1' « état de nature ». D'où la distinction entre l'être et le paraître, souvent reprise dans son œuvre. Par exemple, dans Rousseau juge de Jean-Jacques, il écrit, à propos de lui-même: « L'impossibilité de flatter (= orner par la rhétorique) son langage et de cacher les mouvements de son cœur mettait de son côté un désavantage énorme vis-à-vis du reste des hommes, qui, sachant cacher ce qu’ils sentent et ce qu’ils sont, se montrent uniquement comme il leur convient qu'on les voie... » On voit par là comment le « naturel » en vient à s'approprier toutes les vertus de la sincérité ou de l’authenticité. On comprend donc clairement les sous-entendus de l’injonction « sois naturel » : elle tente de dissuader quelqu’un d’adopter un comportement inutilement affecté et artificiel qui complique plus qu’il ne facilite des rapports humains déjà bien difficiles sans cela. En ce sens-là, le conseil est tout à fait bienvenu et justifié. Cependant, est-il suffisant de voir dans l’injonction « sois naturel » une invitation à plus de simplicité ou de franchise dans les relations sociales ? Ne comporte-t-elle pas une conception naïve et contestable de la notion de « nature », érigée en norme ou idéal du comportement ? De plus, cette notion d’une nature qui servirait de modèle aux hommes n’est-elle pas justement une création éminemment culturelle, issue d’une réaction critique à l’encontre des travers ou des excès de la « civilisation » ? Néanmoins, une autre difficulté doit être préalablement prise en compte. <2°) « Sois naturel » est une injonction paradoxale, donc impossible à satisfaire :> En effet, avant même d’examiner les aspects contestables de la notion de nature, dans certains de ses usages, il est aisé de montrer que le conseil « sois naturel », en tant que tel, est susceptible de créer, chez celui qui en est le destinataire, le comportement exactement contraire à celui qui est attendu de lui. Le conseil « sois naturel ! » fait partie en effet de ce qu’on appelle les injonctions paradoxales. Il contient la même absurdité que « sois spontané ! ». Pourquoi ? La réponse est simple : l’effort et l’observation de soi auquel on incite quelqu’un lorsqu’on lui recommande d’être « naturel » a toutes les chances de conduire à un comportement tout aussi « emprunté » que celui qu’il est censé remplacer. Sur le plan logique, une formulation équivalente serait la suivante : soit un individu est spontané, mais alors on n’a pas besoin de le lui conseiller ; soit on le lui conseille, mais il ne peut pas le devenir, par définition. Être spontané suppose, en effet, qu’on le soit sans avoir à le décider, soit au terme d’une réflexion intime, soit à la suite d’une exhortation venant d’autrui. De plus, celui qui se montre spontané dans son comportement ne l’est ni par délibération ni par calcul. La conséquence est que 1°) si j’obéis à l’impératif « sois naturel », en fait, je lui désobéis, parce que l’initiative d’agir ainsi ne provient pas d’un mouvement spontané qui m’est propre, mais d’une contrainte extérieure (1ere contradiction) ; 2°) si je lui désobéis, alors je reprends l’initiative et par conséquent je lui obéis (deuxième contradiction). Agir de son propre mouvement correspond en effet à ce qu’on entend par « être naturel ». En résumé : un conseil incite toujours quelqu’un à s’observer lui-même pour modifier sa manière d’agir. Mais cette observation de soi ou cette attention à soi exclut précisément ce qu’on entend habituellement par « être naturel ». De plus, on peut toujours feindre la « spontanéité », comme on peut prendre un air « dégagé », dans des circonstances où l’on tente de dissimuler l’embarras ou l’anxiété qu’on éprouve intérieurement. Enfin, l’aisance et la fluidité des gestes que le « naturel » est censé nous donner sont, en réalité, le produit d’un « art » dans lequel on s’est longuement exercé. Par exemple, quand un danseur arrive au sommet de son art, il nous donne justement l’impression d’exécuter les mouvements les plus difficiles comme s’ils (lui) étaient « naturels ». Se référer à la « nature » ici, n’est visiblement qu’une manière de parler : le fruit ou l’effet d’un travail acharné est précisément de se faire oublier dans l’exécution. On en conclut facilement qu’il faut beaucoup d’art et d’artifices pour être « naturel ». Ces remarques s’appliquent aussi bien entendu aux manières adoptées par les hommes en société (art de paraître). Ce qui revient à dire que la notion de « nature » est une représentation culturelle et non une réalité primitive ou originelle. Les remarques qui suivent tenteront de confirmer ce point. <3°) L’illusion que notre véritable nature réside hors de toute société ou de toute culture :> On a vu que l'exaltation de la nature est souvent, sur le plan philosophique, le prétexte à une critique morale, voire moralisante des conventions et des raffinements jugés mensongers de l'homme civilisé. Le concept de nature est donc, dans ce contexte, associé à un idéal de simplicité ou de spontanéité dont la vie animale fournirait le modèle. L'épisode suivant de la vie de Diogène le Cynique (= littéralement, le chien) tel qu'il est rapporté par Diogène Laërce montre bien comment une conversion morale ou un changement d’existence prétend s'inspirer d'un modèle emprunté à la nature (en l'occurrence animale): « Ayant vu un jour une souris qui courait sans se soucier de trouver un gîte, sans crainte de l'obscurité, et sans aucun désir de tout ce qui rend la vie agréable, il la prit pour modèle et trouva le remède à son dénuement... ». Il est à noter cependant, et c'est sur ce point qu'on peut parler des dangers du naturalisme, que l'idée de nature a servi de justification à des idéaux uploads/Societe et culture/ dire-a-quelqu-x27-un-sois-naturel.pdf

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