De l’intraduisibilité á 1'intertextuel dans l’œuvre de Georges Brassens Selon l
De l’intraduisibilité á 1'intertextuel dans l’œuvre de Georges Brassens Selon la célèbre théorie connue sous le nom d'hypothèse Sapir -Whorf, la langue détermine la "vision du monde" de la communauté qui la possède, à tel point que celle- ci ne peut appréhender la réalité qu'à travers la grille sémantique de sa propre langue. Comme disait Femando Pessoa: Saudades, só portugueses Conseguem senti-las bem, Porque têm essa palabra Para dizer que as têm. Ce facteur intrinsèquement verbal d'incommunication est aggravé par le fait que c'est parfois le monde lui-même -et non plus seulement sa "vision"- qui varie d'une communauté linguistique à 1'autre. Des mots tels que valse-musette, sans-culotte ou soixante-huitard sont intraduisibles en espagnol parce que leur référent n'existe pas dans 1'univers référentiel hispanique. Inversement, des mots tels que caciquismo, pistolero, castizo ou afrancesado sont propres au domaine culturel hispanique, mais ne possèdent pas d'équivalent exact dans 1'univers culturel francais. La somme, ou plutôt le mélange des deux facteurs [vision du monde différente] + [monde différent] est souvent le principal facteur d'intraduisibilité d'un message d'une langue à 1'autre. Les chansons de Georges Brassens sont (à juste titre) réputées pour leurs difficultés de traduction, et c'est précisément parce qu'en plus des problèmes que pose la traduction poétique en général, elles sont parsemées d'éléments de ce genre, qui font allusion à des réalités bien connues par les Français mais sans désignation hors de cette conscience collective française. Ces éléments proviennent de plusieurs domaines, parmi lesquels je citerai ces quelques exemples: 1. L'histoire de France: J'ai tout oublié des campagnes / D'Austerlitz et de Waterloo # Marianne soit renversé' # La ligne bleue des Vosges sera toujours notre horizon # Les bravos sans-culott’s et les bonnets phrygiens # Que les grognards de Bonaparte / Tiraient pas leur poudre aux moineaux # Les étoiles terni's du maréchal Pétain # Pauvres grands disparus gisant au Panthéon # Au moindre coup de Trafalgar / C'est l'amitié qui prenait I'quart # La Saint- Barthélémy des cierges # En scandant notre "Ça ira" / Contre les vieux, les mous, les gras... 2. La géographie parisienne: Je suis entré par la porte / Par la porte des Lilas # Quand nous serons ancêtres / Du côté de Bicêtre # Au bois d'Saint-Cloud / Y'a des petit’s fleurs / Y'a des copains au, au bois d' mon coeur # Si, par hasard / Su' I' pont des Arts / Tu crois's le vent, le vent fripon / Prudenc', prends garde à ton jupon # Et chassait I' mâle aux alentours / De la Mad'leine # Va boire à Passy / Le nectar d'ici / Te dépasse # On redessina / Du pont d'léna / Au pont Alexandre / Jusqu'à Saint-Michel / Mais à notre échelle / La carte du tendre # Un Crésus vivant / Détail aggravant / Sur la rive droite # Au cimetièr' du Montparnasse / À quatre pas de ma maison... 3. Les chansons populaires françaises: Je me suis fait fair' prisonnier / Dans les vieilles prisons de Nantes / Pour voir la fille du geôlier / Qui, paraît-il, est avenante # Le mort ne chantait pas "Ah! c' qu'on s'emmerde ici!" # Les sabots d'Héléne / Étaient tout crottés / Les trois capitaines / L’auraient appelée vilaine # Dans l'eau de la claire fontaine / Elle se baignait toute nue # Femmes de chef de gar', c'est vous la fleur des pois # Dinn din don! les matines sonnent # Le curé venait pas de Camaret. Bravo!... 4. La littérature francaise: Jalouses de Manon Lescaut # Mais, son mari et moi, c'est Oreste et Pylade # Que ton Rastignac / N'ait cure, ô Balzac! / De ma concurrence # Au pont Mirabeau / Pour un coup d'chapeau / À l'Apollinaire # Quand la canaille crie "haro sur le baudet" # Des roseaux mal pensant # Ell' déclam' du Claudel, du Claudel j'ai bien dit # Tout à fait dignes du panier / De madame de Sévigné # Mon cimetière soit plus marin que le sien # Le plus cornard des deux n'est point celui qu'on croit # Pour un tel inventaire il faudrait un Prévert # Mon prince, on a les dam's du temps jadis qu'on peut # C'étaient pas des amis choisis / Par Montaigne et la Boéti' # Vieux cons des neiges d'antan # Que le brave Prévert et ses escargots veuillent / Bien se passer de moi pour enterrer les feuilles... 5. Allusions diverses: Ses "fluctuat nec mergitur" / C'était pas d' la littératur' # Quand I' jour de gloire est arrivé / Comm' tous les autr's étaient crevés # Non, ce n'était pas le radeau / De la Méduse, ce bateau # Que je boive à fond / L'eau de toufs les fon- / tain's Wallace # S'allèrent épouser devant Monsieur le Maire # IL [le juge] avait fait trancher le cou # En dévoilant trop les secrets / De Mélusine # Mes parents ont dû / M'trouver au pied d'u- / ne souche / Et non dans un chou / Comm' ces gens plus ou / Moins louches (légende inconnue en Espagne, où la tradition dit que les nouveau-nés sont apportés par une cigogne qui vient de... Paris!). Tous les éléments culturels auxquels Brassens fait allusion (et cette liste n'est qu'un échantillon fort incomplet) sont présupposés connus chez le récepteur. Ils font tous partie d'un corpus de lieux communs, et c'est par rapport à ce corpus qu'on peut parler d'intertextualité au sens large du terme: les chansons de Brassens renvoient à un autre discours, en partie littéraire, en partie folklorique, historique, etc., partagé par tous les francophones ayant reçu un minimum d'éducation. Ce savoir collectif fait partie des règles du jeu du texte, il est donc un élément indispensable pour son décodage. Or, il est évident que les auditeurs espagnols et/ou hispano-américains, n'ont pas appris les fables de La Fontaine à l'école primaire, ni Sur le pont d'Avignon à la maternelle: ils ne connaissent normalement rien de toute cette base culturelle présupposée chez le récepteur français, ce qui fait que, même s'ils comprenaient la langue, ils ne pourraient pas décoder correctement le message, d'où son intraduisibilité. D'autre part, ce background culturel est non seulement présupposé connu (au sens froidement intellectuel du terme), mais aussi senti, comme élément affectif. Par exemple, dans ce fragment: (1) Voulant mener à bonne fin Ma folle course vagabonde, Vers mes pénates je revins Pour dormir auprès de ma blonde, Mais elle avait changé de ton. Avec elle, sous l'édredon, Il y avait du monde Dormant près de ma blonde. J'ai pris le coup d'un air blagueur, Mais, en cachette, dans mon cœur, La peine était profonde, L' chagrin lâchait la bonde. Hélas! du jardin de mon père, La colombe s'est fait la paire... Non seulement l'auditeur français va sourire du contraste cocasse entre la blonde de la célèbre chanson folklorique et celle de Brassens (réaction purement "intellectuelle"), mais en même temps il va sentir une vague mélancolie: car la blonde innocente de la chanson folklorique, par le fait même qu'elle renvoie l'auditeur à sa plus tendre enfance, fait en quelque sorte resurgir son innocence à lui, qui entre en contraste avec le monde réel, représenté ici par les malheurs de l'amour trahi. C'est un peu comme les madeleines de Proust. Ce renvoi au monde profondément intime de l'enfance, qui est la vraie patrie de chacun de nous, est fondamental pour la communication de ce message. Non seulement il faut que l'auditeur connaisse la chanson populaire, mais il faut qu'il l'ait apprise dans son enfance, pour que le contraste produise en même temps et l'effet intellectuel et l'effet affectif, pour qu'il ait lieu entre un monde mythique et innocent, ressenti comme "sien" par le récepteur, et le monde cruel de la réalité. Ce phénomène fait le malheur des traducteurs (que ce soit en Espagne ou ailleurs), car ils savent dès le départ qu'il va les empêcher de faire ce que Paul Valéry disait des bonnes traductions: produire le même effet que l'original. Même dans des traductions très bien faites, on assiste souvent à un échec complet dès qu'on tombe sur une référence culturelle de ce genre. Ainsi dans ce fragment: (2) Mais l'âge d'or sans cesse est remis aux calendes, Les dieux ont toujours soif, n'en ont jamais assez, Et c'est la mort, la mort toujours recommencé'... Mourons pour des idé's, d'accord, mais de mort lente Mas la Edad de Oro siempre mañana se presenta: El Dios del Ideal jamás calma su sed; Y es siempre muerte y muerte, muerte, una y otra vez. Por la idea morir, sí pero a muerte lenta. ( A. García Calvo ) Le traducteur a beau conserver le sens, l'ironie, le mètre et la rime, il sait que le lecteur espagnol n'a pas appris Le cimetière marin au lycée dans sa jeunesse. Aucune chance que celui-ci reconnaisse l'allusion à: La mer, la mer, toujours recommencée! Une note de bas de page peut le lui apprendre mais c'est trop tard, l'effet est perdu. uploads/Societe et culture/ pamies-brassens.pdf
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- Publié le Jui 05, 2021
- Catégorie Society and Cultur...
- Langue French
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