LA POLITIQUE ÉCLATÉE Collection dirigée par Lucien Sfez JULIEN FREUND Sociologi

LA POLITIQUE ÉCLATÉE Collection dirigée par Lucien Sfez JULIEN FREUND Sociologie du conflit Presses Universitaires de France A PAUL M. G. LEVY professeur émérite à l'Université catholique de Louvain-la-Neuve mon compère ISBN 2 13 037776 9 Dépôt légal- 1re édition : 1983, mars © Presses Universitaires de France, 1983 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris Introduction Les sociologues des divers pays font assaut d'ingéniosité pour caractériser la société contemporaine. Société indus­ trielle et même postindustrielle, proclament les uns ; société technologique ou société bureaucratique, disent les autres ; société de consommation ou d'abondance, lit-on également ; société aliénée, société bloquée ou société mutationnelle, estiment encore d'autres. Ces dénominations, dont l'énumé­ ration que nous venons de faire n'est pas limitative, sont toutes pertinentes, mais elles ne désignent chaque fois qu'un aspect de la réalité. On pourrait tout aussi bien quali­ fier la société moderne de société conflictuelle, cette dési­ gnation étant aussi congrue et insuffisante que les autres. 5 Elle a cependant l'avantage d'être plus générale et plus englobante, car elle ne privilégie pas un secteur, celui de l'industrie, de la bureaucratie ou de la technique, mais elle couvre l'ensemble des activités humaines et sociales en même temps qu'elle dépeint les troubles et les ruptures qui ébranlent chacune d'elles. On aurait toutefois tort de croire que le conflit serait propre aux sociétés modernes ou qu'il s'y développerait avec une intensité plus grande. En fait, toutes les sociétés antérieures ont été secouées de façon intermittente par des luttes, dont l'intensité était parfois considérable si l'on considère les moyens alors disponibles et les ravages, les saccages et les massacres de populations entières par des hordes qui agissaient sans rémission. Les conflits seraient­ ils plus nombreux à notre époque ? Certains sociologues le contestent sur la base de recherches poussées que nous ne mettrons pas en doute faute de pouvoir les contrôler. En qualifiant la société contemporaine de société conflic­ tuelle nous voudrions mettre en évidence certaines parti­ cularités qui lui sont propres et que l'on ne rencontre guère dans les sociétés antérieures, sauf peut-être lors de la transi­ tion d'un âge d'une civilisation à un autre, par exemple la période qui a vu l'écroulement du monde antique sous l'effet conjugué de l'invasion de peuples allogènes et la décadence de l'esprit qui animait jusqu'alors les citoyens de l'Empire romain. Ces particularités sont pour l'essentiel les suivantes. Tout d'abord nous assistons à une accélération sans précédent dans l'histoire de mutations et de changements qui s'accumulent pêle-mêle, sans que l'on parvienne à maîtriser cette abondance, faute de pouvoir concilier la cadence et la cascade des modifications. De plus, chaque transformation produit en chaîne, en vertu de sa dynamique propre, une multitude de transformations secondaires. Il en résulte un décalage permanent entre les innovations qui 6 souvent se contredisent et qui sont même souvent en rupture les unes par rapport aux autres, de sorte que le spécialiste est seul à posséder une connaissance des méca­ nismes, mais uniquement dans les frontières de sa spécialité. Le reste des hommes est dépassé par le rythme et se contente de suivre le mouvement avec étonnement ou réticence, parfois avec un sentiment d'agacement et de contrariété. En elle-même cette accélération n'est cependant pas source de conflits. Elle le devient pour deux raisons. La première réside dans l'impossibilité de prévoir, même à moyen terme, les changements, alors que notre siècle se targue d'être celui de la prévision. En fait, il n'y a de prévision que dans le cadre limité de chaque spécialité. Une prévison générale se fonde sur des régularités dans la continuité. Or, ces régularités sont constamment perturbées, de sorte qu'il ne reste que l'improvisation. Que ce soit en politique ou ailleurs, le déve­ loppement se fait dans la précipitation et l'incohérence, en dépit des planifications théoriques. Les conflits naissent de ce que les uns sont ravis de cet état de choses et exigent même qu'on précipite le mouvement des changements, sans égard pour les conséquences même désastreuses, tandis que d'autres estiment qu'il faut contrôler le processus et au besoin le freiner pour prendre de la distance, et que d'autres encore se montrent méfiants, voire directement hostiles. Ces discordances traversent toutes les couches de la population. La seconde raison provient de ce que la diversité des changements désordonnés se heurte à l'immu­ tabilité des présupposés invariables qui conditionnent les activités humaines, par exemple la nécessaire autorité en politique ou l'inévitable bilan en économie. A tricher avec ces constantes implacables on court à l'échec. Or, certains n'en ont cure et réclament que l'on fasse litière de la résis­ tance des faits, quitte à provoquer le chaos, tandis que les autres se rebiffent, sachant par expérience que cette façon 7 inconsidérée d'agir conduit à une radicalisation des clivages dans la société, de sorte qu'en fin de compte le groupe le plus fort imposera despotiquement ses vues et ses options pour rétablir l'ordre. Tous les pays sont aujourd'hui divisés en ces deux camps qui s'affrontent, créant du même coup des tensions polémogènes. En second lieu, les activités humaines sont pour ainsi dire entrées en dissidence avec elles-mêmes, avec les servi­ tudes inévitables qu'entraîne tout choix qu'elles peuvent faire. On prétend les libérer d'un joug qui les opprimerait depuis la nuit des temps. C'est ainsi qu'on se propose d'inventer une philosophie nouvelle, inédite, mais l'on se contente seulement de proclamer pour l'instant, abstraite­ ment et idéologiquement, la mort de la philosophie sans apporter aucune justification qui légitimerait ce décès. De même on annonce l'élaboration d'une politique, d'une éco­ nomie, d'une pédagogie qui n'auraient plus rien de commun avec ce qu'on entendait jusqu'à présent par ces notions. D'aucuns prétendent même faire dépérir la politique, le droit, la morale et la religion, sous prétexte que ces activités constitueraient des aliénations qui déguiseraient la réalité humaine. Cette fureur d'un chambardement théorique se projette dans les comportements pratiques et par consé­ quent dans les relations sociales. On cherche à se libérer de toute règle et au premier chef de tout interdit, de toute convention comportant des contraintes et de toute forme impliquant une obligation. C'est la lente déchéance dans ce que Durkheim appelait l'anomie, c'est-à-dire une sorte de guerre civile larvée. En fin de compte on s'acharne contre la société comme telle. Or, l'état de coexistence d'hommes simplement juxta­ posés, en dehors de toute règle, de toute convention et de toute autorité n'est autre chose que ce qu'on appelle l'état de nature, où l'homme est un loup pour l'homme, ou encore 8 la guerre de tous contre tous. C'est l'état du conflit perma­ nent. Il faut ignorer la nature de la société pour imaginer qu'elle pourrait subsister sans institutions, sans interdits et sans contraintes. On peut appeler un tel état comme on veut, en tout cas ce n'est plus une société. Jusqu'à nos jours on mettait en cause tel ou tel régime politique et social, tel type de société, avec l'espoir d'en instaurer un meilleur, mais l'on ne mettait pas en question l'idée même de société. La nouveauté des temps modernes, c'est qu'on rejette l'idée même de société et l'on se livre à un harcelle­ ment permanent contre toutes les institutions, contre le système judiciaire ou pénitencier, contre la surveillance des enfants et contre la protection des mineurs ou encore contre le fait d'inculquer les formules élémentaires de la grammaire ou de l'arithmétique. Cette situation conflictuelle a envahi toutes les activités, sans aucune exception. Certes, dans le passé, il y a eu également des dissidences et des révoltes, mais dans les limites d'une activité déterminée. Luther a provoqué une scission à l'intérieur de la sphère religieuse comme Calvin, mais l'un ne mettait pas en cause l'autorité politique et l'autre le système économique en vigueur. De même il y a eu des bouleversements dans l'art ou la science, mais ils restaient limités à l'activité artistique ou scientifique, sauf quelques retombées souvent accessoires dans les autres domaines. La caractéristique fondamentale de notre époque réside dans le fait que toutes les activités humaines sont sou­ mises en même temps à la contestation interne et à une critique radicale. Aucune n'est épargnée. Il ne s'agit donc plus d'une dissension limitée à la politique, à la religion, à l'économie ou à la pédagogie, mais dans leur ensemble elles sont assaillies jusques y compris la morale, le droit, la logique, ou encore le langage ou la famille, avec l'intention supplémentaire, plus ou moins avouée, de les discréditer. La conséquence en est une lente érosion conflictuelle de toute la société. 9 Le troisième aspect concerne l'anarchie conflictoïde des valeurs. Les déchirures internes aux activités ont effrité les valeurs traditionnelles dont elles étaient les porteuses et, naturellement, ces scissions ont trouvé leur répercussion au plan de la vie sociale et humaine en général. On cherche à masquer ce délabrement sous l'apparence rassurante du pluralisme des valeurs. En réalité, sous l'effet de l'emprison­ nement des êtres dans l'anonymat agressif, certaines valeurs qui orientaient les relations sociales intimes, telles la pudeur, la délicatesse, l'honneur, la confiance et la courtoisie, ont été comme broyées par les valeurs ostentatoires d'une pré­ tendue uploads/Societe et culture/ julien-freund-sociologie-du-conflit-1983 1 .pdf

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