34 Champ culturel et espace montréalais (I) : la vie culturelle à Montréal avan

34 Champ culturel et espace montréalais (I) : la vie culturelle à Montréal avant 1960 Guy Bellavance et Christian Poirier La pièce Les oiseaux de lune du Théâtre de Quat’ Sous présentée à la Comédie canadienne (qui deviendra le Théâtre du Nouveau Monde) au printemps de 1958. (Archives de la Ville de Montréal, VM105, SY, SS2, D200, auteur inconnu, 7 mai 1958) Champ culturel et espace montréalais (I) : la vie culturelle à Montréal avant 1960 1287 Il existait bien sûr une vie culturelle à Montréal avant 1960. Le chapitre précédent en a exploré de larges pans. Il reste que le niveau d’effervescence, ou de frénésie, semble à la mi-temps du siècle franchir un point de non-retour. Avant cette période, il paraît encore possible d’inventorier de façon à peu près exhaustive l’ensemble des œuvres, personnalités artistiques et lieux de produc- tion culturelle le moindrement significatifs d’une vie culturelle organisée, du moins au sens où nous l’entendons aujourd’hui. À partir des années 1950-1960, on est au contraire progressivement amenés à y renoncer ; la multiplication à Montréal d’institutions et d’événements artistiques et culturels professionnels représente indéniablement une ligne de force de cette période récente. Cette effervescence sous-tend un mouvement de professionnalisation et d’organisa- tion sur lequel nous nous attarderons plus particulièrement ici même et dans le chapitre suivant. Débuté bien avant le milieu du XXe siècle, le mouvement n’en connaît pas moins une véritable modification d’échelle. Ce saut quantitatif complique d’emblée la lisibilité de la vie culturelle actuelle, sa mise en récit linéaire et sa mise en cohérence avec la période qui l’a immédiatement précédée. À cette première difficulté s’ajoutent toutefois d’autres types de changements plus qualitatifs – politiques, idéologiques, symboliques – nécessairement plus difficiles à cerner et à objectiver, et qui s’inscrivent en outre dans la plus longue durée. Un premier changement est d’ordre institutionnel : avec la Révolution tranquille, un véritable bouleversement de régime marqué par l’effacement du clergé catholique et des élites anglo-protestantes affecte l’organisation et la structuration du champ culturel montréalais. Entre le début du XXe siècle et aujourd’hui, ce champ aura ainsi connu une restructuration en profondeur des forces en présence. Un second type a davantage trait à un changement de paradigme. D’ordre plus idéologique, il concerne la transformation de la repré- sentation même de la culture, son rôle, son statut et sa définition intrinsèque. L’explosion des marchés culturels et la politisation des affaires culturelles tout au long du XXe siècle, non seulement à Montréal mais dans l’espace occidental, sont en effet toutes deux à la source d’un élargissement et d’une complexifica- tion croissante de la notion de culture. Cela n’est d’ailleurs pas sans provoquer un certain brouillage quant à ce qu’il est aujourd’hui légitime d’y inclure. À la démocratisation de l’accès à la culture « lettrée » ou « cultivée » et aux arts de longue tradition (littérature, arts visuels, arts de la scène), eux-mêmes soumis à de nouveaux principes de modernité (originalité, singularité, authenticité) s’ajoute la montée en légitimité des formes d’expression populaire (le cinéma, la chanson, l’humour, le cirque, les médias de grande diffusion et la plus récente culture numérique). Cela conduit à attacher aujourd’hui une signification sociale et économique accrue à l’ensemble de ce secteur d’activité. 1288 La multiplication des territoires, 1930 à nos jours Cette représentation relativement inédite du rôle et du statut de la culture vient en outre brouiller les hiérarchies traditionnelles balisant le domaine. Affaiblissement ou assouplissement des hiérarchies ? Déplacement des sources de légitimité culturelle ? Ou simple manque de recul historique ? Quoi qu’il en soit, les catégories culturelles d’hier et d’aujourd’hui portent à faux ou concordent mal. Il semble alors impossible d’utiliser celles d’hier pour juger la réalité présente, tout autant que celles d’aujourd’hui pour juger de la vie culturelle de naguère. Par ailleurs, l’espace même de la ville et sa représentation ont eux- mêmes beaucoup évolué au cours de la période : à la modification des limites géographiques de la ville, et aux déplacements internes de ses pôles culturels, s’ajoute à cet égard la multiplicité des échelles – locale, nationale, transnationale – à partir desquelles cette réalité culturelle peut être approchée, représentée et narrée. Chacune de ces échelles se prête en effet à un récit propre. Une pers- pective locale conduit, par exemple, à insister davantage sur les aspects géogra- phiques et territoriaux, notamment l’inscription progressive de ces activités au sein d’un tissu urbain lui-même en évolution. La concentration des activités et des établissements culturels dans les anciens quartiers centraux et la densi- fication progressive de ce pôle culturel au cours de la période ressortent à cet égard comme des données incontournables. Le récit tend alors à se dérouler dans un périmètre relativement restreint, mais dense : de l’ancienne Ville-Marie à la fin du XIXe siècle, à l’actuel Plateau-Mont-Royal au début du XXIe, en passant par l’intersection de la rue Sainte-Catherine et du boulevard Saint- Laurent, et en se développant à partir de ces axes entre un pôle anglophone, à l’ouest, et un pôle francophone, à l’est. Une perspective nationale conduira, au contraire, à mettre l’accent sur la fonction métropolitaine de ce périmètre, ainsi que sur les ambiguïtés d’un tel statut. Montréal « métropole culturelle », peut-être, mais de quel pays, de quelle région : le Canada, le Canada français, le Québec ? Sous cet angle, le récit de la vie culturelle montréalaise se confond largement avec celui de la formation d’une identité nationale dont Montréal représente le centre à la fois de gravité et d’instabilité. Enfin, une troisième perspective mondiale ou trans- nationale conduira plutôt à approcher cette vie culturelle sous l’angle de la « vocation internationale » de Montréal et du cosmopolitisme inhérent des pratiques qui y ont cours. On est alors plutôt amené à considérer les emprunts, influences, adaptations, synchronies et contributions des mouvements artisti- ques et culturels qui se sont succédé dans l’espace local-national au regard des mouvances de la scène internationale, pour en évaluer, tout compte fait, l’ori- ginalité. Un récit de la vie culturelle à Montréal depuis la Première Guerre mondiale consiste dès lors inévitablement à cerner la centralité relative de ce Champ culturel et espace montréalais (I) : la vie culturelle à Montréal avant 1960 1289 champ culturel professionnalisé, compte tenu de l’emboîtement de ces trois scènes : locale, nationale, transnationale. Cette entrée en matière permet d’introduire ce chapitre et le suivant. Le présent chapitre discute d’abord de l’importance – et du déclin – des élites anglophones et de l’Église catholique à Montréal. Il présente ensuite la montée des nouvelles élites canadiennes-françaises ainsi que l’établissement d’un espace culturel laïque d’expression française. L’ensemble de ce parcours trace plusieurs liens avec la période récente. Les principaux établissements culturels encore existants aujourd’hui nous servent notamment de points de repère. De son côté, le chapitre 35 met d’abord en lumière trois figures significatives de la transition culturelle vers les années 1960 : Louis-Athanase David, J.A. DeSève et Paul-Émile Borduas. Leur action – institutionnelle (David), entrepreneuriale (DeSève), artistique (Borduas) – ainsi que les réseaux auxquels ils participent éclairent bon nombre des dynamiques qui constituent encore l’espace culturel montréalais. Enfin, une dernière section aborde de plain-pied les années 1960 à 2012 et permet de considérer les principaux changements intervenus depuis. Plusieurs composantes de cette dernière période n’en ont pas moins leurs germes au cours de la précédente. De fait, les principales dynamiques (et tensions) repérables au sein du champ culturel montréalais, notamment le vedettariat québécois, les relations entre art et divertissement, les phénomènes de conver- gence et de différenciation-spécialisation du secteur culturel, de même que les enjeux entre les principales échelles territoriales concernées (Montréal, le Québec, le Canada, l’Europe, les États-Unis, etc.), sont manifestes à cette époque et toujours actives en 2012. Les développements technologiques provoquent aussi des bouleversements, comme en témoigne l’avènement récent du numérique. Tous ces éléments doivent être compris en fonction de leurs répercussions, tout en étant situés dans une trame plus large associée à l’évo- lution globale du champ culturel montréalais1. Changement de régime, changement de paradigme La période récente est marquée par le transfert et, en fait, l’effacement quasi complet de l’autorité et des pouvoirs traditionnels de l’Église catholique et des élites anglo-protestantes dans le domaine culturel montréalais. Ce trans- fert s’accomplit au profit d’une nouvelle forme de pouvoir culturel, proprement québécois, moderne et laïque, à la fois plus hétérogène et plus diffus (universités, radiotélévision, publicité, politiques culturelles, vedettariat, etc.). Ces forces « modernes » n’en sont pas moins présentes dès la sortie de la Première Guerre mondiale, comme on l’aura constaté au chapitre précédent. Canadiennes plutôt 1290 La multiplication des territoires, 1930 à nos jours que québécoises, ces forces moins visibles et surtout moins légitimes ne devien- nent clairement dominantes qu’à partir des années 1960. Au début du XXe siècle, le clergé catholique et les élites économiques anglo-protestantes contrô- lent en fait, directement ou indirectement, les principales institutions et entreprises culturelles locales. Chacun le fait à partir d’univers symboliques bien distincts dont les frontières réciproques sont tracées non seulement par la langue et la religion, mais aussi par uploads/Societe et culture/ poirier-c-bellavance-g-2012-champ-culturel-et-espace-montrealais-i-la-vie-culturelle-a-montreal-avant-1960.pdf

  • 24
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager