POUR UNE GOUVERNANCE D'ENTREPRISE « COMPORTEMENTALE » UNE RÉFLEXION EXPLORATOIR
POUR UNE GOUVERNANCE D'ENTREPRISE « COMPORTEMENTALE » UNE RÉFLEXION EXPLORATOIRE... Gérard Charreaux Lavoisier | « Revue française de gestion » 2005/4 no 157 | pages 215 à 238 ISSN 0338-4551 DOI 10.3166/rfg.157.215-238 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-francaise-de-gestion-2005-4-page-215.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Lavoisier. © Lavoisier. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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À l’instar de la finance de marché qui a recours à l’argument comportemental pour comprendre les anomalies des marchés financiers, inexpli- cables dans le paradigme de l’efficience des marchés, l’aménagement de la gouvernance d’entreprise dans une perspective comportementale se justifie également par le pouvoir explicatif limité du courant juridico-financier dominant. Peut-être peut-il sembler prématuré de parler de crise de la théorie de la gouvernance mais, au sein même du courant dominant, des recherches, de plus en plus nombreuses, concluent au pouvoir faiblement explicatif de cette théorie. Par exemple, Baghat et Black (1999) montrent que la relation entre la composition du conseil d’administration et la performance est pour le moins incertaine. De façon beaucoup plus large, Larc- ker, Richardson et Tuna (2004), dans une étude de grande ampleur portant sur l’incidence de l’ensemble D O S S I E R PAR GÉRARD CHARREAUX Pour une gouvernance d’entreprise « comportementale » Une réflexion exploratoire…* * Nous remercions Alain Schatt pour sa relecture attentive et la perti- nence de ses remarques. Une version préliminaire de cet article a été présentée au Colloque de Mons, Gouvernement d’Entreprise: Perfor- mance et problèmes d’éthique (9 et 10 mai 2005). © Lavoisier | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 129.0.99.250) © Lavoisier | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 129.0.99.250) des mécanismes de gouvernance sur la per- formance des firmes américaines, trouvent que l’approche traditionnelle n’explique au mieux que 9,1 %. Enfin, les écrits récents de Jensen (2004) sur les coûts d’agence nés de la surévaluation des cours boursiers, dont les effets sur les managers sont com- parés à l’héroïne, conduisent à contester l’efficacité disciplinaire des mécanismes de marché qui occupent une place centrale dans la perspective financière de la gouver- nance. Quelles sont les voies possibles pour amé- liorer le pouvoir explicatif des théories de la gouvernance? Une première voie, explorée en particulier par Charreaux (2002a et 2002b, 2003), consiste à proposer une approche plus complexe des liens entre gouvernance et création de valeur considé- rant simultanément une approche partena- riale et le levier « cognitif » de la création de valeur qui passe par les compétences. L’approche partenariale permet de prendre en compte les effets des conflits associés à la répartition de la rente organisationnelle entre les différentes parties prenantes. L’in- troduction du levier cognitif repose, quant à elle, sur l’idée que les systèmes de gouver- nance – les règles du jeu encadrant les déci- sions des managers – influencent également les choix stratégiques, notamment en matière d’innovation. Le recours à la dimension cognitive nécessite la mobilisa- tion d’autres cadres théoriques issus des théories stratégiques (les courants des res- sources, compétences et connaissances, etc.) et des théories économiques évolution- nistes, en complément des approches contractuelles. Une seconde voie, quasiment inexplorée, consiste à introduire, dans le cadre de la gouvernance, un certain nombre d’éléments issus de la littérature comportementale et, plus spécifiquement, de la recherche en finance comportementale. Une telle démarche est implicitement suggérée par Jensen (1994) lorsqu’il propose de complé- ter le modèle de rationalité REMM (Resourceful Evaluative Maximizing Model), sous-jacent à la théorie positive de l’agence, par le PAM (Pain Avoidance Model – « modèle d’évitement de la dou- leur »), de façon à mieux prendre en compte le comportement apparemment irrationnel des individus dans les situations extrêmes, par exemple le sacrifice du soldat pendant la guerre. Jensen précise que sa réflexion s’est inspirée des recherches menées dans trois courants: les neurosciences, l’appren- tissage organisationnel (notamment, Argy- ris, 1990) et l’économie comportementale (en particulier, Thaler et Sheffrin, 1981). Il considère que les biais comportementaux constituent une source supplémentaire de coûts d’agence, les « coûts d’agence avec soi-même », associés aux problèmes de contrôle de soi. Cependant, les consé- quences de ce modèle demeurent quasiment inexplorées dans la suite de ses travaux sur l’architecture organisationnelle et la gou- vernance des entreprises, même si elles apparaissent parfois de façon implicite. L’exploration de la voie comportementale nous conduit, dans un premier temps et afin d’éclairer nos propos, à revenir sur la notion centrale de biais comportemental et à présenter les courants de littérature où elle joue un rôle central. Dans un second temps, nous jetterons les bases d’une démarche visant à intégrer les conséquences des biais comportementaux dans la théorie de la gou- vernance. 216 Revue française de gestion © Lavoisier | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 129.0.99.250) © Lavoisier | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 129.0.99.250) I. – LE BIAIS COMPORTEMENTAL UNE NOTION CENTRALE Avant de présenter succinctement les prin- cipaux courant pouvant servir de base à la construction d’une théorie de la gouver- nance comportementale, rappelons briève- ment ce que recouvre la notion de biais comportemental, terme que nous préférons à celui plus restrictif de biais cognitif. 1. Que recouvrent les biais comportementaux? À l’instar de celle d’inefficience, la notion de biais comportemental est habituellement définie en faisant référence à une norme « idéale » correspondant au comportement qui résulterait d’une rationalité parfaite, substantielle. Au-delà de cette dimension de rationalité, il faut également introduire d’autres ingrédients empruntés au modèle de l’économie néoclassique dans sa forme standard, pour préciser le contour de cette norme idéale. Ainsi, non seulement les indi- vidus doivent être parfaitement rationnels, mais ils doivent être totalement égoïstes et n’avoir aucune faille dans leur volonté d’appliquer les décisions qu’ils ont arrêtées. Dans ce modèle canonique, ce comporte- ment idéal débouche sur l’efficience paré- tienne de premier rang – l’économie du Nir- vana – si les coûts de transaction sont nuls et si les marchés sont sans failles. Les biais comportementaux constituent donc, dans cette perspective, une source d’inefficience particulière à laquelle il convient de remé- dier, en s’efforçant de « débiaiser » les jugements et les décisions des individus. L’inefficience d’origine comportementale doit être clairement distinguée, comme le recommande Ulen (1998), de l’inefficience attachée à l’environnement de la décision, en raison des facteurs liés aux asymétries d’information, aux comportements straté- giques des individus (opportunisme notam- ment, etc.) ou aux failles des marchés. Pour illustrer cette différence, reprenons l’exemple de l’absence de port de la cein- ture de la sécurité auquel a recours Ulen. Dans la perspective traditionnelle, ce com- portement s’explique par des facteurs liés à l’environnement de la décision: soit les automobilistes sont insuffisamment infor- més des risques encourus, soit ils considè- rent les sanctions comme insuffisantes. Les mesures à prendre visent à combler l’insuf- fisance d’information ou à renforcer les sanctions. Autrement dit, on cherche à agir sur les paramètres des calculs des individus, à s’appuyer sur leur rationalité « calcula- toire ». La perspective comportementale propose une autre explication et conduit à des mesures différentes. Si les automobi- listes ne portent pas leur ceinture c’est que, par exemple, ils sont « surconfiants » dans leurs capacités de conducteurs, auquel cas il est inutile d’agir sur les paramètres de ratio- nalité. Il faut intervenir de façon « paterna- liste », c’est-à-dire protéger les individus, éventuellement contre leur gré, en rendant, par exemple, obligatoire l’installation d’airbags dans les véhicules. Thaler (1996) distingue trois catégories de biais par rapport à la norme: 1) la rationalité limitée (bounded rationa- lity); 2) la volontée limitée (bounded willpower) et; 3) l’égoïsme limité (bounded self-interest). La première catégorie (Jolls, 2004) com- prend d’une part, les erreurs de jugement, d’autre part, les écarts par rapport à ce que préconise la règle de maximisation de l’es- Pour une gouvernance d’entreprise « comportementale » 217 © Lavoisier | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 129.0.99.250) © Lavoisier | Téléchargé le 16/09/2022 sur www.cairn.info (IP: 129.0.99.250) pérance d’utilité. Au-delà des traditionnels biais cognitifs, pour la plupart identifiés par Kahnemann et Tversky, liés à l’interpréta- tion de l’information, aux schémas de cau- salité supposés, à uploads/Societe et culture/ rfg-157-0215.pdf
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- Publié le Aoû 09, 2022
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