Pour une gouvernance d’entreprise « comportementale » : une réflexion explorato

Pour une gouvernance d’entreprise « comportementale » : une réflexion exploratoire…* Toward a Behavioral Corporate Governance Theory : An Exploratory View Gérard CHARREAUX Professeur en sciences de gestion Université de Bourgogne – LEG (UMR Cnrs 5118) FARGO - Centre de recherche en Finance, ARchitecture et Gouvernance des Organisations Cahier du FARGO n° 1050601 Juin 2005 Résumé : L’objectif de cet article est de montrer l’intérêt des approches comportementales, notamment de la finance comportementale, pour construire une théorie de la gouvernance permettant de remédier aux nombreuses lacunes de la théorie juridico-financière dominante. La réflexion entreprise montre les problèmes soulevés par la notion de biais comportemental et son intégration dans la théorie de la gouvernance. Mots clés : théorie comportementale de la gouvernance ; biais comportemental Abstract : The objective of this article is to show how behavioral theories, in particular behavioral finance, can help to build a corporate governance theory allowing to fill the many gaps of the dominant law and finance theory. In particular, we underline the problems raised by the concept of behavioral bias and its integration in the corporate governance theory. Key words: behavioral corporate governance theory; behavioral bias. JEL Classification : G300 Contact : Gérard CHARREAUX, LEG/Fargo, Pôle d’économie et de gestion, 2, Boulevard Gabriel, BP 26611, 21066 Dijon Cedex, France ; Tel. +33 (0)3 39 54 35; Fax. +33 (0)3 39 54 88; Email: gerard.charreaux@u- bourgogne.fr * Nous remercions Alain Schatt pour sa relecture attentive et la pertinence de ses remarques. Une version préliminaire de cet article a été présentée au Colloque de Mons , « Gouvernement d'Entreprise : Performance et problèmes d'éthique » (9 et 10 mai 2005). 2 A l’instar de la finance de marché qui a recours à l’argument comportemental pour comprendre les anomalies des marchés financiers, inexplicables dans le paradigme de l’efficience des marchés, l’aménagement de la gouvernance d’entreprise dans une perspective comportementale se justifie également par le pouvoir explicatif limité du courant juridico- financier dominant. Peut-être peut-il sembler prématuré de parler de crise de la théorie de la gouvernance mais, au sein même du courant dominant, des recherches, de plus en plus nombreuses, concluent au pouvoir faiblement explicatif de cette théorie. Par exemple, Baghat et Black (1999) montrent que la relation entre la composition du conseil d’administration et la performance est pour le moins incertaine. De façon beaucoup plus large, Larcker, Richardson et Tuna (2004), dans une étude de grande ampleur portant sur l’incidence de l’ensemble des mécanismes de gouvernance sur la performance des firmes américaines, trouvent que l’approche traditionnelle n’explique au mieux que 9,1%. Enfin, les écrits récents de Jensen (2004) sur les coûts d’agence nés de la surévaluation des cours boursiers, dont les effets sur les managers sont comparés à l’héroïne, conduisent à contester l’efficacité disciplinaire des mécanismes de marché qui occupent une place centrale dans la perspective financière de la gouvernance. Quelles sont les voies possibles pour améliorer le pouvoir explicatif des théories de la gouvernance ? Une première voie, explorée en particulier par Charreaux (2002a et b, 2003), consiste à proposer une approche plus complexe des liens entre gouvernance et création de valeur considérant simultanément une approche partenariale et le levier « cognitif » de la création de valeur qui passe par les compétences. L’approche partenariale permet de prendre en compte les effets des conflits associés à la répartition de la rente organisationnelle entre les différentes parties prenantes. L’introduction du levier cognitif repose, quant à elle, sur l’idée que les systèmes de gouvernance – les règles du jeu encadrant les décisions des managers – influencent également les choix stratégiques, notamment en matière d’innovation. Le recours 3 à la dimension cognitive nécessite la mobilisation d’autres cadres théoriques issus des théories stratégiques (les courants des ressources, compétences et connaissances…) et des théories économiques évolutionnistes, en complément des approches contractuelles. Une seconde voie, quasiment inexplorée, consiste à introduire, dans le cadre de la gouvernance, un certain nombre d’éléments issus de la littérature comportementale et, plus spécifiquement, de la recherche en finance comportementale. Une telle démarche est implicitement suggérée par Jensen (1994) lorsqu’il propose de compléter le modèle de rationalité REMM (Resourceful Evaluative Maximizing Model), sous-jacent à la théorie positive de l’agence, par le PAM (Pain Avoidance Model – « modèle d’évitement de la douleur »), de façon à mieux prendre en compte le comportement apparemment irrationnel des individus dans les situations extrêmes, par exemple le sacrifice du soldat pendant la guerre. Jensen précise que sa réflexion s’est inspirée des recherches menées dans trois courants : les neurosciences, l’apprentissage organisationnel (notamment, Argyris, 1990) et l’économie comportementale (en particulier, Thaler et Sheffrin, 1981). Il considère que les biais comportementaux constituent une source supplémentaire de coûts d’agence, les « coûts d’agence avec soi-même », associés aux problèmes de contrôle de soi. Cependant, les conséquences de ce modèle demeurent quasiment inexplorées dans la suite de ses travaux sur l’architecture organisationnelle et la gouvernance des entreprises, même si elles apparaissent parfois de façon implicite. L’exploration de la voie comportementale nous conduit, dans un premier temps et afin d’éclairer nos propos, à revenir sur la notion centrale de biais comportemental et à présenter les courants de littérature où elle joue un rôle central. Dans un second temps, nous jetterons les bases d’une démarche visant à intégrer les conséquences des biais comportementaux dans la théorie de la gouvernance. 4 1. Le biais comportemental : une notion centrale Avant de présenter succinctement les principaux courant pouvant servir de base à la construction d’une théorie de la gouvernance comportementale, rappelons brièvement ce que recouvre la notion de biais comportemental, terme que nous préférons à celui plus restrictif de biais cognitif. 1.1. Que recouvrent les biais comportementaux ? A l’instar de celle d’inefficience, la notion de biais comportemental est habituellement définie en faisant référence à une norme « idéale » correspondant au comportement qui résulterait d’une rationalité parfaite, substantielle. Au-delà de cette dimension de rationalité, il faut également introduire d’autres ingrédients empruntés au modèle de l’économie néoclassique dans sa forme standard, pour préciser le contour de cette norme idéale. Ainsi, non seulement les individus doivent être parfaitement rationnels, mais ils doivent être totalement égoïstes et n’avoir aucune faille dans leur volonté d’appliquer les décisions qu’ils ont arrêtées. Dans ce modèle canonique, ce comportement idéal débouche sur l’efficience parétienne de premier rang – l’économie du Nirvana – si les coûts de transaction sont nuls et si les marchés sont sans failles. Les biais comportementaux constituent donc, dans cette perspective, une source d’inefficience particulière à laquelle il convient de remédier, en s’efforçant de « débiaiser » les jugements et les décisions des individus. L’inefficience d’origine comportementale doit être clairement distinguée, comme le recommande Ulen (1998), de l’inefficience attachée à l’environnement de la décision, en raison des facteurs liés aux asymétries d’information, aux comportements stratégiques des individus (opportunisme notamment…) ou aux failles des marchés. Pour illustrer cette différence, reprenons l’exemple de l’absence de port de la ceinture de la sécurité auquel a recours Ulen. Dans la perspective traditionnelle, ce comportement s’explique par des facteurs 5 liés à l’environnement de la décision : soit les automobilistes sont insuffisamment informés des risques encourus, soit ils considèrent les sanctions comme insuffisantes. Les mesures à prendre visent à combler l’insuffisance d’information ou à renforcer les sanctions. Autrement dit, on cherche à agir sur les paramètres des calculs des individus, à s’appuyer sur leur rationalité « calculatoire ». La perspective comportementale propose une autre explication et conduit à des mesures différentes. Si les automobilistes ne portent pas leur ceinture c’est que, par exemple, ils sont « surconfiants » dans leurs capacités de conducteurs, auquel cas il est inutile d’agir sur les paramètres de rationalité. Il faut intervenir de façon « paternaliste », c’est-à-dire protéger les individus, éventuellement contre leur gré, en rendant, par exemple, obligatoire l’installation d’airbags dans les véhicules. Thaler (1996) distingue trois catégories de biais par rapport à la norme : (1) la rationalité limitée (bounded rationality) ; (2) la volontée limitée (bounded willpower) et (3) l’égoïsme limité (bounded self-interest). La première catégorie (Jolls, 2004) comprend d’une part, les erreurs de jugement, d’autre part, les écarts par rapport à ce que préconise la règle de maximisation de l’espérance d’utilité. Au-delà des traditionnels biais cognitifs, pour la plupart identifiés par Kahnemann et Tversky, liés à l’interprétation de l’information, aux schémas de causalité supposés, à l’influence présumée que le décideur pense avoir sur les événements, au contexte…, les « erreurs de jugement » incluent également les biais inconscients dus aux multiples préjugés favorables ou défavorables à la race, au sexe, à la classe sociale, à la beauté... Les écarts par rapport au comportement préconisé par la règle de maximisation de l’espérance d’utilité ont donné lieu à la formulation d’une théorie alternative, la théorie des perspectives (la Prospect Theory de Kahneman et Tversky, 1979). Un effet particulièrement important pour expliquer ces écarts est l’effet de dotation (endowment effect) : les préférences des individus et la valeur qu’ils attribuent aux biens varient selon qu’ils en sont propriétaires ou non. La seconde catégorie touche aux limites de la volonté et inclut uploads/Societe et culture/ pour-une-gouvernance-d-x27-entreprise-comportementale-gerard-charreaux.pdf

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