Soyons utopistes ! Imaginons une association de citoyens (et de citoyennes) lib
Soyons utopistes ! Imaginons une association de citoyens (et de citoyennes) libres dont la forme de vie sociale se caractérise par un maximum de régulation collective consciente des processus de production et de reproduction matérielle et idéologique de la vie sociale et un minimum de contraintes sociales s’imposant de l’extérieur à eux1. En tant que réalisation à grande échelle de la « situation de parole idéale », cette petite communauté de communication aux allures passa- blement rousseauistes dispose d’une capacité de communication illimitée2. En effet, la communication entre les êtres n’y est pas limitée par les contraintes du temps ou de l’espace. La capacité d’attention et de concentration de nos citoyens ne connaît pas de bornes3. L’information circule librement et, si l’on fait abstraction des choses qui concernent la vie privée, on peut dire que chacun peut en principe savoir ce que l’autre sait. La vie en commun y est régie par la discussion entre égaux. Tous sont égaux en droit. Ni le pouvoir ni les privilèges sociaux n’ont une incidence sur le déroulement des discussions. Il faut s’imaginer que les membres de notre petite société ont tous le même droit à la parole et qu’ils disposent tous d’une compétence égale pour introduire de nouveaux thèmes dans la discussion, exprimer leurs points de vue, etc. La seule force en jeu est celle du meilleur argument. Le principe gouvernant la vie de la cité est donc le suivant : les citoyens règlent leur vie en commun par le moyen d’une entente linguistiquement médiatisée ; ils cherchent, et en cherchant ils trouvent, des solutions pacifiques Introduction Les aventures de la réification 1. L’expérience de pensée habermassienne qui suit s’inspire librement de PETERS, B. : Die Integration moderner Gesellschaften, p. 230-241. 2. Sur la « situation de parole idéale », cf. HABERMAS, J. : Logique des sciences sociales et autres essais, p. 320-328. 3. Lorsque, dans les pages qui suivent, des expressions phallocentriques comme « le citoyen », « l’homme », « il », « lui-même », etc., apparaissent, elles doivent invariablement être considérées comme des abréviations sténographiques de « l’homme et la femme », « les humains », « il/elle », « lui-même ou elle-même », etc. En outre, en maintenant les expressions masculines, je me conforme volontiers à l’injonc- tion des féministes comme Dorothy Smith d’employer des formes pronominales génériques qui expriment l’identité sexuelle de l’auteur. UNE HISTOIRE CRITIQUE DE LA SOCIOLOGIE ALLEMANDE 10 aux problèmes qui se posent et aux conflits qui parcourent la cité. Philosophes incarnés, ils se sentent tous directement concernés par les problèmes de la chose publique. Et s’ils ne se rassemblent pas sur la place publique et dans les cafés avoisinants pour discuter des fins de la cité et de la « vie bonne », ils écrivent aux journaux ou lancent des tracts sur l’Internet pour développer des projets qui intéressent tous leurs concitoyens. Capables de se prononcer rationnelle- ment sur les questions cognitives, morales-pratiques ou esthétiques-évaluatives, les membres de cette société conviviale s’efforcent en tout temps de réaliser un consensus et d’agir conformément aux lumières de la raison. Se conduisant de façon véritablement communicationnelle, ils parviennent à un accord par la discussion et coordonnent rationnellement leurs plans d’actions. Si un conflit surgit, il est presque aussitôt résolu par le renvoi à des règlements qui, à en croire l’opinion communément partagée des membres, réalisent l’intérêt général ou, du moins, représentent un compromis acceptable pour tous des intérêts concernés. La société de communication illimitée n’est pas une société de saints ou de purs esprits. Ses citoyens ne sont pas des êtres divins mais mortels, incarnés, vivant dans le temps historique et dans l’espace social d’une communauté de destin particulière au sein de laquelle ils ont été préalablement socialisés. On ne peut pas nier le poids de la tradition ni exclure le pluralisme des subcultures existantes, des visions du monde et des intérêts particuliers. Seulement, les citoyens ne sont pas livrés tels quels à leur monde vécu, car ils peuvent très bien s’en dégager pour le soumettre à la critique. Bien que notre société imagi- naire ne connaisse pas de « fausse conscience » et donc pas d’idéologie, les membres peuvent bien sûr se tromper lorsqu’ils interprètent leur situation. Seu- lement, il faut s’imaginer que la violence structurelle et le pouvoir illégitime n’existent pas. De même, bien que notre société connaisse la division du travail, celle-ci n’est pas fixe. Si le cœur leur en dit, ses membres peuvent aller à la chasse le matin et à la pêche l’après-midi, faire paître leurs troupeaux le soir et s’adonner à la « critique critique » après le dîner, sans pour autant devenir chasseur, pêcheur, pasteur ou critique. Bref, la seule chose que notre modèle de la communauté communicationnelle idéale suppose est que l’organisation et la coordination des actions passent et se fassent uniquement par le moyen de l’entente discursive entre les membres. 1. Socialisation consciente et autonomisation du social La nature de cette supposition irréaliste suffit déjà à laisser entendre que cette forme de socialisation consciente et volontaire ne peut jamais se réaliser dans les faits. Même dans des conditions optimales, aucune société complexe n’est susceptible de correspondre au modèle de la socialisation communica- tionnelle pure. À vrai dire, ce modèle est une fiction méthodologique. À l’ins- tar des idéaltypes wébériens, on peut le considérer comme une sorte de tain heuristique qui sert à mettre en relief et à décrire les déviations empiriques du LES AVENTURES DE LA RÉIFICATION 11 4. DAHRENDORF, R. : Homo Sociologicus, p. 17. 5. Cf. PETERS, B. : op. cit., p. 249-321. 6. Le thème des « conséquences non intentionnelles » de l’action (« effets pervers », « hétérogonie des fins », « destin », « ruse de la raison ») est un thème classique de la philosophie de l’histoire et de la socio- logie. En sociologie, il fut, sans doute pour la première fois, explicitement thématisé par MERTON dans un article de 1936 : « The Unanticipated Consequences of Social Action », repris dans Sociological Ambiva- lence and Other Essays, chap. 8 et développé dans Social Theory and Social Structure, dans le chapitre classique sur les fonctions latentes et manifestes. Pour une analyse de la dynamique propre des systè- mes sociaux, cf. MAYNTZ, R. et NEDELMANN, B. : « Eigendynamische soziale Prozesse », p. 648-668. modèle. Même si l’on peut penser que la projection méthodologique de la situation de parole idéale sur le grand écran de la société exprime bien des intuitions normatives, elle sert avant tout à relever les moments inévitables d’inertie et d’extériorité de la société. Car, même une société qui s’autoproduirait avec un maximum de conscience et de volonté ne pourrait éviter de reproduire en même temps un monde social qui est toujours déjà là et qui, dans son inertie ou dans sa plasticité, fait face aux individus comme un fait inexorable. Lorsque nous obéissons aux lois, allons aux urnes, au bistro ou au boulot, lorsque nous visitons la tour Eiffel ou la tour de Pise, lorsque nous nous écrivons des lettres d’amour ou saluons le voisin en ôtant notre chapeau, lorsque nous nous indignons des petites phrases de Le Pen ou sortons en boîte de nuit jusqu’au petit matin, dans tous les cas, que nous en soyons conscients ou non, nous sommes toujours face au fait de la société, fait auquel nous ne pouvons jamais échapper et auquel nous sommes si inexorablement confrontés qu’on peut bien le décrire, avec Dahrendorf, comme « le fait irritant de la société » (die ärgerliche Tatsache der Gesellschaft4). Nous ne pouvons pas faire un pas ou prononcer une phrase sans que vienne se caler, entre nous et le monde, un troisième élément qui nous lie au monde et qui nous relie entre nous : la société. Qu’il s’agisse de structures symboliques dont nous n’avons guère conscience (compétences cognitives et communica- tionnelles, connaissances pratiques routinières, connaissances tacites, traditions, conventions, idéologies, etc.), d’artefacts matériels (ustensiles, instruments, œuvres d’art, bâtiments, infrastructures de toutes sortes, facteurs morphologiques, etc.), de structures de subordination et de délégation des compétences (structures de représentation du pouvoir légitime, systèmes abstraits d’experts, etc.), ou encore de mécanismes systémiques de coordination de l’action (le marché, l’administration, le droit, etc.), toutes ces formes d’extériorité ou d’autonomi- sation du social représentent clairement des déviations empiriques inévitables de notre modèle idéaliste de la socialisation consciente par la communica- tion5. Bien que les études sociologiques des structures symboliques, des artefacts et des systèmes de délégation ne manquent pas, on peut quand même dire que c’est surtout la dernière catégorie, celle des effets pervers ou non intentionnels de l’action qui se stabilisent et se cristallisent spontanément dans des mécanismes systémiques dotés d’une dynamique propre qu’aucune vo- lonté n’a voulue et qu’aucune conscience n’a conçue, qui a retenu l’attention principale des sociologues6. Dans la section suivante, j’avancerai l’argument que l’autonomisation (relative) des structures sociales constitue le thème qui est au fondement de la UNE HISTOIRE CRITIQUE DE LA SOCIOLOGIE ALLEMANDE 12 7. Cf. DUPUY, J.-P. : « L’autonomie du social », uploads/Societe et culture/cri1.pdf
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- Publié le Nov 11, 2022
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