Gilles Brougère et Giulia Fabbiano (dir.), Tourisme et apprentissages, Actes du
Gilles Brougère et Giulia Fabbiano (dir.), Tourisme et apprentissages, Actes du colloque de Villetaneuse (16‑17 mai 2011), Villetaneuse, EXPERICE – Université Paris 13, 2012, p. 171-180. Comment les Chinois sont-ils devenus touristes ? Benjamin Taunay ESO-Angers – Université d’Angers – UFR ITBS – Esthua Introduction Cette recherche a débuté il y a peu de temps et cette communication a plus pour but de soulever des réflexions, des interrogations que de présenter des résultats « définitifs ». Réalisée dans le cadre d’un post-doctorat, sous la tutelle de Philippe Duhamel à l’université d’Angers, elle part d’un constat simple : les touristes chinois sont de plus en plus nombreux à voyager dans le monde comme on peut le voir sur les graphiques ci-dessous. Ce phénomène est assez récent, principalement dirigé vers l’Asie, datant des années 1990, et la hausse du nombre de touristes est de plus en plus importante chaque année. Cependant les pratiques de ces individus restent assez obscures, du moins mal comprises ou interprétées. Figure 1. Source des graphiques : Wang Xinjun, 2009. À Paris par exemple, destination touristique « autorisée » par le gouvernement chinois depuis septembre 2004, on cantonne ces touristes aux « nouveaux rois du shopping », des individus qui voyagent en groupe, dans une forme de « tourisme de masse » (avec par exemple ces photographies montrant des touristes chinois, l’été dernier, à proximité de la tour Eiffel, faisant la queue pour manger le plus rapidement possible – en moins de trente minutes – avant de traverser la rue pour aller faire du « shopping »). Les Chinois seraient ainsi des touristes débutants, puisque accédant depuis peu aux plaisirs de la « récréation ». comment les chinois sont-ils devenus touristes ? 172 Figure 2. Cliché de l’auteur, 2010. Justement, nombreux sont aussi les observateurs qui considèrent que les Chinois reprennent, avec au moins vingt ans de décalage, les pratiques des touristes japonais. Ces derniers voyageant aujourd’hui assez individuellement, on suppose que lorsque le marché chinois sera arrivé à maturité, les pratiques de ces deux populations tendront à se ressembler. C’est donc l’idée de l’« évolutionnisme » : il y aurait un modèle « universel » du tourisme et toutes les populations tendraient vers celui-ci une fois des étapes franchies, allant du tourisme « débutant » au tourisme dit « cultu rel ». Cette idée, quoique généralement admise, n’est pourtant pas tenable car elle nie l’histoire, la culture et la capacité d’innovation, notamment touristique, des sociétés des pays accédant aujourd’hui au tourisme, en particulier international. S’intéresser à la spécificité des pratiques touristiques chinoises Preuve que les « nouvelles sociétés touristiques » innovent socialement et spatialement, ceux qui espéraient faire affaire avec les Chinois fraîchement débar qués à Paris, mais aussi ailleurs dans le monde, se retrouvent fréquemment piégés par leur incompréhension des pratiques sociales et spatiales chinoises. À tel point que l’« eldorado » chinois, comme il était annoncé depuis l’ouverture de la France à ces flux touristiques en 2004 1, reste encore lettre morte : aujourd’hui, les acteurs de la sphère touristique qui gèrent ces flux sont des Chinois de la diaspora, et les acteurs non chinois se demandent s’il ne faut pas être Chinois pour travailler avec les touristes chinois… La Chine semble être cette altérité absolue, ce pays abritant une civilisation et une manière de faire très hermétiques. Une première hypothèse pour comprendre la construction de ces pratiques touris tiques, celle que j’ai formulée dans mon doctorat, à la suite du travail d’Isabelle Sacareau dans son HDR (2006), est d’observer les manières de faire chinoises, de les comparer à celles des touristes étrangers, notamment occidentaux – là où est né le tourisme –, pour constater ou non l’écart à un « modèle ». Les Chinois, arrivant 1. Voir à ce propos l’article intitulé « La France se prépare à accueillir les groupes de touristes chinois » dans l’édition du journal Le Monde daté du 1er septembre 2004. benjamin taunay 173 tardivement sur la scène touristique mondiale, ne font-ils que « copier » les pratiques touristiques ayant cours ailleurs dans le monde (sous-entendu « développé ») au moment où ils accèdent au tourisme ? Ou bien n’y a-t-il qu’un décalage dans l’espace et dans le temps des pratiques touristiques ? Par exemple (comme nous l’avons montré au colloque Champlain l’année dernière avec Sylvine Pickel et Philippe Violier), la vue sur les nuages est très recherchée actuellement par les touristes chinois, ce qui peut susciter l’étonnement des Occidentaux, souvent dubitatifs devant un paysage qu’on ne voit pas. Pourtant, cette pratique n’a pas toujours été étrangère aux touristes occidentaux, longtemps émerveillés par le spectacle des nuages et des brumes, comme l’immor talise le Voyageur au-dessus de la mer du nuage de Caspar David Friedrich. Ici, comme en Chine actuellement, le touriste est au milieu de la toile : comme dans l’approche chinoise, il fait partie de l’ensemble qu’il contemple. Les Chinois « apprendraient-ils » ainsi les pratiques de l’Occident ? On observe toutefois que se mêlent modèle d’apparence universelle du dévelop pement du tourisme et spécificités locales, fruit de la tradition de la société concernée, qui engendrent des archétypes innovants, par syncrétisme. Figure 3. Conception de l’auteur (2011) à partir du graphique de Sacareau et Vacher (2004) Sans revenir plus en profondeur sur cette idée, on observe cependant que les pratiques touristiques chinoises se complexifient et, pour mieux les comprendre, il faut alors formuler une deuxième hypothèse, celle de cette recherche, fondée sur l’idée que c’est l’analyse des trajectoires de vies, individuelles ou collectives, qui vont nous permettre de comprendre comment les Chinois sont devenus touristes et pourquoi ils pratiquent aujourd’hui de cette (ou ces) manière(s) le tourisme. À l’international, cette hypothèse se justifie : la liste des destinations autorisées augmente chaque année et une clientèle de « repeaters », des touristes qui reviennent dans une destination déjà visitée, fait son apparition. Une véritable expérience touristique internationale chinoise se met en place et il s’agit aujourd’hui d’étudier ce phénomène, les attentes de ces touristes ainsi que leurs images de la France ; ne serait-ce que pour mieux planifier la promotion du tourisme de demain. Cette recherche se penche donc sur ces touristes chinois qui reviennent, pour comprendre comment se sont construites leurs compétences mobilitaires (shehui ziben en Chinois), leur rapport à l’habiter, ce qu’ils font avec l’espace quand ils reviennent dans un pays, en France notamment. comment les chinois sont-ils devenus touristes ? 174 Rapide état de l’art Concernant le cas chinois, ce type d’analyse est quasiment absent des réflexions scientifiques : un rapide état de l’art montre le nombre de plus en plus important d’études et articles analysant, souvent quantitativement, l’importance croissante du tourisme international chinois, mais les notions « d’hospitalité », de « satisfaction » (Heung, 2000), voire de « choix des restaurants » (Law, To et Goh, 2008), sont encore souvent au cœur des préoccupations. L’importance du marché chinois l’emporte à bien des égards sur l’analyse des pratiques touristiques et, a fortiori, sur l’étude des représentations qui guident ces dernières. Ces dernières années ont toutefois vu apparaître une nouvelle manière de consi dérer le tourisme international chinois : il s’agit de se pencher sur les « motivations », mais pour éclairer cette fois-ci des « perceptions » (Hsu et Huang, 2005). D’autres auteurs interrogent ainsi « l’émergence » de ce tourisme non occidental et son regard sur l’autre, en termes de « différences » et de « familiarités » dans la destination visitée (notamment l’anthropologue Yuk Wah, 2006). Mais la question de la manière dont les Chinois « sont devenus touristes », une idée d’abord développée par Catherine Bertho Lavenir en 1999 pour le cas français, reste en suspens. Nous savons toutefois, grâce au travail de Philippe Duhamel par exemple (en 2007, suite à une piste lancée par l’équipe MIT en 2002), qu’avec le temps, on observe une « complexification des pratiques personnelles » : les touristes sont en « apprentissage de compétences », ce qui implique de nous pencher sur l’« historicité des pratiques » (Duhamel, 2007). Quelles ont été les pratiques en tant qu’enfant ? Comment ont évolué les destinations de l’enfance à l’âge adulte ? Quand, comment et où s’est fait la connexion internationale ? Mais va-t-on dans le cas chinois arriver à type « d’habiter polytopique » du calibre de celui qu’analyse Mathis Stock pour les sociétés européennes (2005 et 2006) ? Si l’homme est « pluriel » (au sens de Lahire, 1998), quel est le répertoire d’identités proposé par la société chinoise quand on revient dans une destination à l’étranger ? Comme en Europe, la société chinoise est un « système de domination de forces » (au sens de Bourdieu, 1979), mais il faut relativiser celui-ci à la lumière de la culture, l’histoire et la société chinoise : les « conditions géographiques de l’individu contemporain » (Ceriani et al., 2008) doivent ici beaucoup à l’histoire récente d’un pays où les mutations sociales et spatiales ont été très rapides depuis la politique « d’ouverture et de réformes » lancée par Deng uploads/Voyage/ comment-les-chinois-sont-devenus-des-touristes.pdf
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- Publié le Dec 22, 2021
- Catégorie Travel / Voayage
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