~ EPROUVER L'UNIVERSEL AVANT-PROPOS Cet essai propose au lecteur un voyage à tr
~ EPROUVER L'UNIVERSEL AVANT-PROPOS Cet essai propose au lecteur un voyage à travers des thèses et des argu- ments philosophiques, un parcours de territoires conceptuels. C'est pour- quoi l'ordre d'exposition est celui de la découverte, ou encore l'ordre des raisons. Il n'est peut-être pas vain de le préciser avant, de sorte que ne nous soient pas attribuées certaines positions que nous adoptons, à titre stricte- ment provisoire, et de manière à les réfuter. Au demeurant la brièveté de l'ouvrage nous enhardit jusqu'à oser demander cet effort de retenue qui consiste à ne juger nos intentions qu'après. Nous avons en effet croisé sur· notre route pléthore de clichés - ce que Hegel appelle le bien connu, qu'il considère pour cette raison mal connu. Hegel ajoute qu'il est impossible de ne pas en passer par là, et nous par- tageons ce point de vue. C'est dire que les étapes de notre voyage philoso- phique sont ces clichés mêmes, au moins ceux qui regardent notre entrepri- se. Pllitôt que de les dénoncer ou de les ignorer, nous avons choisi de les mettre à l'épreuve. À travers ce voyage, nous cherchons à honorer la prétention de la phi- losophie à l'universel, en établissant les conditions de possibilité d'un pas- sage des concepts d'un monde historique à un autre, ou en tout cas des moins triviaux d'entre eux, ceux qui permettent à une communauté humai- ne de se définir. Ce faisant, il nous a paru nécessaire d'abandonner une conception de la communication pensée comme échange, selon un code ou une procédure normative, pour en défendre une autre, construite sur le modèle de la rencontre, modèle dans lequel nous croyons apercevoir un devenir possible, et souhaitable, de l'activité philosophique en ces temps de mondialisation. Cet essai n'a donc pas pour ambition première de décrire le Japon, ni même de présenter des penseurs japonais. Une telle ambition serait de toute façon incompatible avec le fonnat de ce livre et exigerait des compétences que nous n'avons pas. Qu'il soit ici question du Japon est affaire de contin- gences. On ne choisit ni son lieu de naissance, ni les hasards des rencontres. Il n'y a pas « d'exception japonaise » en philosophie, sauf dans le sens où toutes les traditions de pensées singulières sont exceptionnelles. C'est la raison pour laquelle le Japon peut fournir au lecteur occidental l'occasion d'un véritable décentrement qui permette d'éprouver l'universel. Ajoutons que si nous nous sommes permis de convoquer des auteurs japonais sans prétendre parler du Japon, c'est parce que, après tout, il doit être possible de citer Kant sans avoir de thèse à défendre sur l'Allemagne. 6 Éprouver l'universel Nous souhaitons exprimer notre reconnaissance à Jean Robelin qui nous a honoré de sa confiance en nous offrant l'occasion d'écrire ce livre et a eu la gentillesse de nous faire part de précieuses remarques, à Béatrice Charrié qui a eu la bienveillance de nous accueillir dans sa collection, à Stéphane Haber, Marie-Élisabeth Handman, Pierre Lavelle et Pascal Ludwig qui ont eu la patience de relire le texte et de nous en signaler les imperfections, ainsi qu'à Laurent Gerbier, Miyake Yoshio, Momma Mika, Ohji Mutsumi et Toshié, Sugimoto Keiko, Tagllchi Takumi, Yamajo Hirotsugu qui, à des titres divers, nous ont apporté une aide précieuse. Nous respectons la coutume japonaise relative aux noms propres de donner dans l'ordre le nom de fa.mille puis le- nom personnel. Nous adop- tons la transcription généralement en usage des mots japonais en français, selon laquelle chaque voyelle a une valeur phonétique indépendante, les accents circonflexes indiquent des voyelles longues, le ch se prononce tch, la consonne g se prononce gu, le h est toujours aspiré et la consonne s est toujours sourde. INTRODUCTION Commerce, tourisme et philosophie « Je suis négociant ; en parcourant la province pour mes affaires (le commerce du fer), j'ai eu l'idée d'écrire unjoumal. » Et encore, quelques lignes plus loin : « À Paris on est assailli d'idées toutes faites sur tou ; on dirait qu'on veut, bon gré, mal gré, nous éviter la peine de penser, et ne nous laisser que le plaisir de bien dire. »1 Stendhal est un singulier touriste: il n'est pas en vacances et se dépla- ce pour les besoins du négoce, mais quitter Paris où il vit depuis vingt ans est un précieux aiguillon pour la pensée. Décidément, il mélange tout ; d'aillèurs, heureusement~ses mémoires sont fictives et, en fait, ce n'est pas ce qu'il veut dire. Stendhal n'aime pas les touristes, il les trouve trop pres- sés, trop affairés, trop commerçants. « J'ai accompli ce matin ce que l'on peut appeler les corvées du métier de touriste ;j'ai vu une fabrique de savon et un chaix ou fabrique de vins, en rive neuve. »2 Un métier donc, comme celui de négociant. Exactement le contraire de cette activité de temps libre qu'est la pensée. Stendhal le sent bien d'ailleurs, touriste-négociant ou écri- vain-voyageur, il faut choisir: «je n'en ai pas le temps. J'éprouve à mon grand regret que je ne suis pas un curieux, mais un marchand. Aussi, je comprends mieux que personne ce qui me manque pour oser donner au public un essai de voyage en France. »3 Les choses se compliquent. Voilà que le temps et la curiosité, qui man- quent au touriste comme au commerçant, sont des attributs nécessaires du voyage. Le touriste, comme le commerçant, ne voyagent donc pas, ils font des tours. C'est le curieux, libéré des urgences du monde, celui qui « se lais- se entraîner au plaisir de flâner dans les rues », parce que « c'est sans contredit la meilleure manière d'employer son temps quand on est loin de Paris »4, qui seul peut prétendre savoir vraiment voyager. Du côté des affaires, donc, le négoce et le tourisme ; du côté des oisifs, le voyage et la philosophie. Stendhal se conforme en tbuSpOÎhtsmàl'étymo- logie, qui permet d'ajouter un terme à l'opposition: l'absence de tradition. Selon Émile Benveniste en effet, « les affaires commerciales n'ont pas de nom; on ne peut pas les définir positivement. Nulle parton ne trouve une expression propre à les qualifier d'une manière spécifique; parce que - au 8 Éprouver l'universel moins à l'origine - c'est une occupation qui ne répond à aucune des acti- vités consacrées et traditionnelles »5. Quant au tourisme, n'en parlons pas, c'est un néologisme qui, semble-t-il, fait son apparition en France en 18166• D'ailleurs, pour ce qui est du commerce, c'est l'oisiveté qui, faute de par- rains, lui donne négativement son nom de baptême: « Il n'y a aucune dif- ficulté dans la formation même du terme negotium, de nec-otium, littérale- ment " absence de loisir " (...]. Le fait essentiel que nous proposons d'éta- blir est que negotium n'est pas autre chose qu'une traduction du grec askho- lia (ascolia). Il coïncide entièrement avec askholia qui signifie littéralement " le fait de n'avoir pas de loisirs " et " l'occupation ". Le mot est ancien [...]. En outre askholia " occupations " signifie aussi " difficultés, soucis " dans l'expression askholfan parékhein " créer des soucis, des difficul- tés " »7• L'opposition que travaille Stendhal n'est donc ni fortuite ni récente, c'est la racine même des mots qui s'obstine àdistinguer flâneries et affaires, curiosité et soucis, négoce et skholia. Pourtant, est-il certain que cette célèbre ligne d'affrontement, qui cul- mine dans le face-à-face de la philosophie et du travail, doive nécessaire- ment passer par le couple tourisme/voyage, comme Stendhal semble s'y résoudre? Le touriste est-il condamné au négoce, ne peut-il se libérer des soucis ? Même Stendhal, comme on l'a vu, reconnaît que le commerçant fictif qu'il est peut flâner. Sans compter que depuis, les choses se sont sérieusement compli- quées: non seulement les activités qui n'ont pas de nom faute d'être consa- crées se sont imposées au cœur de la cité, mais elles s'étendent charitable- ment, et depuis bien longtemps, à toutes sortes d'activités nouvelles. Dès le XVIe siècle le commerce entre les hommes est synonyme de fréquentation et désigne génériquement toutes les relations qu'ils entretiennent. C'est dire que Raynal indique de très profonds changements séman- tiques quand il fait la remarque suivante: « Il n'y a point eu d'événement aussi intéressant pour l'espèce humaine en général & pour les peuples de l'Europe en particulier, que la découverte du Nouveau-Monde & le passage aux Indes par le Cap de Bonne-Espérance. Alors a commencé une révolution dans le commerce, dans la puissance des nations, dans les mœurs, l'industrie et le gouvernement de tous les peuples. »8 Comme si en s'étendant par delà les mers, le commerce avait certes conquis l'enviable place de moteur des changements sociaux, mais au prix d'une concentration sur le seul négoce. Introduction 9 Cette « révolution dans le commerce » ne réside pas seulement dans la mondialisation des affaires et des soucis qu'autorise la fabrication de grands voiliers, c'est aussi un débordement du modèle du commerce recentré sur son noyau dur, l'échange marchand hors des affaires strictement négo- ciantes. La chose n'est au demeurant peut-être pas tout à fait uploads/Voyage/ eprouver-l-x27-universel-essai-de-geophilosophie.pdf
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Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jui 04, 2022
- Catégorie Travel / Voayage
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