Sous LE REGARD DE L'INDIGÈNE. LE VOYAGE DU PRÉSIDENT LOUBET EN ALGÉRIE Olivier

Sous LE REGARD DE L'INDIGÈNE. LE VOYAGE DU PRÉSIDENT LOUBET EN ALGÉRIE Olivier IHL Mercredi 15 avril 1903, 10 heures du matin. Le sémaphore d'Alger signale l'arrivée au large d'une escadre française. Dans la rade, les bâtiments anglais, italiens, russes et espagnols hissent leur grand pavois. Depuis deux heures, ils procèdent entre eux à des salves de salut que l'écho répercute longuement. Mais à la vue du pavillon présidentiel arboré au grand mât de la Jeanne d'Arc, ils vont, chacun leur tour, faire retentir un nouvel hommage. Puis ce sera l'échange de la musique des hymnes nationaux. A terre, les troupes appelées à rendre les honneurs ont déjà pris position boulevard de la République et sur tout le parcours que doit suivre le cortège. La foule est de plus en plus dense. Les balcons des étages comme les toits des maisons sont surchargés. Ceux de la ville haute, malgré leur éloignement du port, sont couverts de curieux. Sur le quai de l'Amirauté, un bataillon de l'aviso- torpilleur le Léger et un autre du Du Chayla prennent progressivement place. Un peu en arrière, les chefs arabes, montés sur des chevaux richement caparaçonnés, s'apprêtent à escorter le président jusqu'au Palais d'Hiver. Sur la passerelle arrière du croiseur-amiral, le chef de l'État vient enfin d'apparaître. En habit, avec en sautoir le grand cordon de la Légion d'honneur, entouré des présidents des deux chambres et de plusieurs ministres, il découvre à son tour le cérémonial de ces cinq escadres qui manoeuvrent avec majesté dans le port de l'Amirauté. Telle que les journaux la rapportent, l'arrivée du 2 16 O. Ihl président Loubet en Algérie fut digne d'un spectacle de panorama. S'adressant à un public à la fois acteur et spectateur, elle révèle les dispositifs d'une ambitieuse mise en scène. Mieux: distinguant des plans. enchevêtrant des figures et des surfaces, elle constitue J 'événement en paysage. Comme si, avec ce rite politique, l'histoire appartenait au domaine de la représentation plus qu'au domaine de l'action, au res fictae plus qu'au res gestae. Difficile d'ailleurs de ne pas en établir le constat : sur cette fresque circulaire, si le soleil brille avec éclat. le ciel, lui, n'est pas vide. Revêtu d'un décor sentencieux, celui de la société coloniale, il se confie à une scénographie codifiée par la baguette d'un puissant régisseur. Dès lors, les cent-un coups de canon des batteries réglementaires pouvaient en donner'le signal d'ouverture. Et le voyage présidentiel, véritable théâtre de la puissance, jeter ses tréleaux sur la "France d'Afrique". Chaque sentiment, chaque geste, chaque mot se reconnaîtrait désormais à l'empreinte d'un programme. Douze jours durant, le voyage n'aura plus qu'une vocation: exprimer la clarté heureuse de la domination colonialel . Si le voyage de Loubet fut d'emblée saisi par l'emphase du récit colonial, la presse gouvernementale y joua un rôle actif. Pour l'essentiel, elle reprit à son compte les exigences dont les colons se croyaient obligé d'investir l'événement pour s'en montrer solidaire2• Démonstration politique, le voyage devait exercer un effet, offrir des avantages, corroborer des positions. D'où une représentation 1. Rappelons-le : la domination coloniale est "Ia domination imposée par une minorité étrangère, racialement ou ethniquement et culturcllemenl différente, au nom d'une supériorité raciale (ou ethnique) el culturelle dogmatiquement affirmée à une majorité autochtone matériellement inférieure", G. BALA NO IER, "La situation coloniale: approche théorique", in Cahiers internationaux de sociologie, nO XI, 1952, p. 75. 2. SUT les artefacts narratifs chers à la mise en récit de la colonisation par elle-même, voir Bronwen DOUGLAS, "Hierarchy and Rcciprocity : a Historical Ethnography", H istory alld Allthropo{ogy, nO 7, 1994, p.169-193. Le voyage du présidenr umbel en Algérie 2 17 panoramique et réifiante, solennelle et ethnocentrique. li fallait absolument qu'un tel spectacle puisse atteindre son but, qu'il SOil en mesure de frapper les imaginations comme de laisser un témoignage éloquent à la postérité. Pourtant, le voyage se définissait déjà par lui-même comme une représentation. À la fois signe d'une substitution - le président représentait les institutions de la République - et dispositif par lequel une force se déploie - son cérémonial était conçu comme un récit édifiant dont le destin était de devenir la cause de dénouements politiques -, il supposait une relation particulière entre la forme et l'événement, le spectacle et la foule, le président et la masse des citoyens, en un mot, impliquait son propre off ice du regard. C'est cette procédure, celle de la mise en visibilité de la majesté présidentielle, que je souhaiterais interroger en essayant de comprendre ses attendus mais également les distorsions dont elle a pu faire l'objet dans l'Algérie coloniale, au contact de la double présence des colons et des indigènes. Le voyage de Loubet en 1903 se prêle volontiers à l'entreprise. Ne l'oublions pas, c'est la première fois qu'un président de la République visite les "départements" d'Algérie. Moment crucial donc: le cérémonial du voyage d'État se découvre mis à l'épreuve. Non pas par la rencontre d'une culture étrangère - le savoir-faire diplomatique avait depuis longtemps rationalisé l'art de faire coexister des différences au sein d'un même espace- mais par le regard de l'''indigène''. Celui d'une Algérie proclamée française mais privée de citoyenneté. Celui d'un monde colonial tournant le dos à la légalité métropolitaine comme à l'idéal d'égalité. Comment ne pas le relever : sur ces rivages, la république n'est plus dans la république. Soumis à une juridiction spéciale par le code de l'indigénap, exclus de presque toutes les fonctions d'autorité, 3. Le coùe de l'indigénat établissait depuis 1874 des séries d'infractions que seuls les membres de la communauté musulmane étaient réputés commellre ou plutôt pour lesquels les répressions étaÎent plus sévères. Pour une présentation d'ensemble de ces "institutions" algériennes. Charles-Robert AGERON. Histoire de l'Algérie contemporaine 1830- 218 o. Ih l les musulmans d'Algérie sont écanés de tout droit civique. L'administration, elle-même, rêve d'échapper au contrôle des représentants de la nation4. De sorte que c'est un double péril qu'affronta à cette occasion l'institution du voyage présidentiel : d'un côté, le désavoeu de la république, de l'autre, le regard du colonisé. Le ciel de plâtre de la "France africaine" "Je me représente les anciens souverains comme des dieux retirés dans la majesté de leurs temples, où leurs fidèles venaient porter leurs hommages, et les nouveaux comme les chefs d'une armée en marche, toujours obligés de parcourir les rangs pour obtenir l'obéissance et stimuler les courages"5. Historiquement, le constat de Jules Simon est faux. Les déplacements des titulaires de la souveraineté sont une pratique connue dès l'Ancien Régime. Ce qui est vrai, en revanche, c'est qu'il y eut des présidents sédentaires et des présidents nomades: Thiers et Grévy furent sédentaires; le Maréchal de Mac Mahon mais surtout Sadi Carnot et Félix Faure furent voyageurs6• Émile Loubet ne détient aucun record en la matière: si Carnot visita 73 villes pendant sa présidence et /962. Paris, PUF, 1983. 4. Territoire rattaché au ministère de l'Intérieur et non au ministère des Colonies ou au ministère des Arraires Étrangères, l'Algérie bénéficiait d'une large autonomie fi nancière. Les grands propriétaires fonciers y disposaient depuis 1898 des moyens de peser sur le gouverneur général avec les Délégations financières, des assemblées chargées de la gestion économique du pays qu'ils dominaient de leur influence. Sur cette architecture d'influences, voir Jacques BERQUE, Le Maghreb elltre deux guerres, Paris, Seuil, 1979, p. 230. 5. Le Temps du 10 juin 1893. 6. Sur les figures cérémonielles qui accompagnent ces premiers déplacements républicains, cf Nicolas MARIOT. " Propagande par la vue. Souveraineté régalienne et gestion du nombre dans les voyages en province de Carnot", Gellèses. nO 20, septembre 1995, p. 24-47. Le voyage du président Loubet en Algérie 2 19 Félix Faure 61, Loubet n'en accrocha qu'une vingtaine à son tableau. Élu en février 1899, cet ancien président du Sénat alla peu à la rencontre des foules7. Modeste voyageur, il fit cependant un important voyage: celui réalisé du 15 au 30 avril 1903 en Algérie et en Tunisie. Dès les préparatifs, le déplacement du président Loubet s'annonçait comme un "beau voyage"s. Après Alger, il était prévu de faire une halte à Oran, puis dans le sud oranais, Sidi- Bel-Abes, Tlemcen, Le Kreider, Perregaux, Saïda, puis retour sur Blida el Alger, avant de partir dans l'Est, à Constantine, Sétif, Bône et enfin de rejoindre la Tunisie. Réceptions, banquets, cortège d'apparat, visites de centres de colonisation et d'exploitation agricoles : partout le président aurait l'occasion de faire voir une république faite corps et institution. Entièrement dévoué à sa fonction, il serait persona 7. Si l'on excepte son voyage, en avri l 1899 à Montélimar, à la consonance plutôt familiale. ils sont pour la métropole au nombre de six: en mai 1899, à Dijon, pour inaugurer le monument élevé au président Carnot et présider la fête annuelle des Sociétés de gymnastique de France ; en juillet 1900, à Cherbourg, pour assister à la revue qui tenninaitles grandes manoeuvres navales exécutées par les escadres du Nord et de la Méditerranée; en août 1900, à Marseille, pour saluer les troupes parties pour l'expédition de Chine et leur remettre uploads/Voyage/ un-ceremonial-politique-loubet-ihl 1 .pdf

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  • Publié le Aoû 12, 2022
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