44] Psycho-acoustique © Pour la Science - n° 391 - Mai 2010 E ntonnez le Chant

44] Psycho-acoustique © Pour la Science - n° 391 - Mai 2010 E ntonnez le Chant des partisans ou la Marseillaise avec un accompagne- ment instrumental, et nombre d’ac- cords majeurs vous feront vibrer. Dans la Marseillaise, par exemple, les notes chan- tées sur la seconde syllabe de «patrie», dans le premier vers, sont les trois notes d’un accord majeur. Pensez maintenant à un chant mélancolique: l’humeur y sera créée par des accords mineurs. Ainsi, dans la chanson Les feuilles mortes, les notes asso- ciées aux première, troisième et quatrième syllabes du vers «Toi, tu m’aimais» for- ment un accord mineur. Depuis longtemps, les théoriciens de la musique sont conscients de ces résonances émotionnelles différentes transmises par les accords majeurs et mineurs. Dès 1722, le compositeur français Jean-Philippe Rameau écrivait, dans son Traité de l’har- monie réduite à ses principes naturels – un important ouvrage sur l’harmonie: «Le mode majeur […] convient aux chants d’al- légresse et de réjouissance», parfois «aux tempêtes, aux furies et autres sujets de cette espèce», et parfois «aux chants tendres et gais» ou pour évoquer «le grand et le magni- fique ». Le mode mineur, en revanche, «convient à la douceur et à la tendresse; […] aux plaintes; […] aux chants lugubres». La distinction majeur/mineur est entrée dans la musique occidentale à la Renaissance, lorsque les compositeurs se sont éloignés des mélodies mono- phoniques et des harmonies à deux notes utilisées par exemple dans les chants gré- goriens, et qu’ils ont adopté l’harmo- nie fondée sur les accords de trois notes, ou triades. Les compositeurs ont décou- vert que l’harmonie des triades leur per- mettait d’évoquer une gamme plus étendue d’émotions. Aujourd’hui, les accords majeurs et mineurs sont essentiels tant dans la mu- sique occidentale que dans les musiques traditionnelles non occidentales qui n’uti- lisent pas de triade, mais où, souvent, de courtes séquences mélodiques suggèrent les modes majeur et mineur. Pourtant, la cause de leur effet psychologique reste inconnue. Cette question est même deve- nue embarrassante pour les théoriciens. Par exemple, dans un ouvrage sur la psycho- logie de la musique publié en 2005, le psy- chologue britannique John Sloboda cite les travaux indiquant que les modes majeur et mineur déclenchent, dès l’âge de trois ans, des émotions positives et négatives, mais omet de discuter ce résultat. Et en 2006, dans un livre sur le même thème, le musi- cologue américain David Huron relègue la question dans une note de bas de page. La plupart des théoriciens sont convain- cus que l’association entre les tonalités majeures et les émotions positives, d’une part, et entre les tonalités mineures et les émotions négatives, d’autre part, est acquise: il s’agit pour eux d’une « particularité occidentale» qu’il est inutile d’expliquer, de même qu’il serait vain d’expliquer les conventions de l’orthographe ou de la gram- maire. Nous sommes d’un autre avis. Nous pensons que les différentes réponses émo- tionnelles aux accords majeurs et mineurs ont une base biologique. Mais avant de nous Pour susciter tension, soulagement, joie ou mélancolie, un accord de trois notes suffit. Pourquoi sommes-nous si sensibles à l’harmonie musicale? L’analyse des différents facteurs d’émotion identifiés dans un accord suggère une explication... biologique. Psycho-acoustique Norman D. Cook et Takefumi Hayashi L’ E S S E N T I E L  Fondée sur l’étude de la consonance des intervalles, la théorie classique de l’harmonie musicale n’explique pas pourquoi le mode majeur évoque la force et la joie, tandis que le mode mineur est associé à la mélancolie.  La distinction acoustique entre ces deux modes apparaît lorsque l’on étudie non plus seulement les intervalles, mais leur rapport dans les accords et l’effet de ce rapport sur l’émotion.  Cet effet s’apparenterait à celui causé par les intonations des vocalisations animales: ascendantes, elles expriment la domination, descendantes, la soumission. harmonie musicale De l’ © Shutterstock/Andrey Arkusha © Pour la Science - n° 391 - Mai 2010 Psycho-acoustique [45 aventurer sur un territoire aussi contro- versé, nous répondrons à une question simple: pourquoi certains accords ont-ils une résonance stable – résolue –, et procu- rent-ils un sentiment de complétude musi- cale – d’aboutissement –, tandis que d’autres nous laissent en suspens, dans l’attente d’une résolution vers un accord stable? La recherche en psychophysique a apporté une réponse partielle. Il y a plus d’un siècle, Hermann Helmholtz a identi- fié les principes acoustiques de la disso- nance musicale. Cependant, une triade ne se résume pas à sa dissonance ou à sa conso- nance; certains accords consonants n’en sont pas moins perçus comme non résolus. C’est pourquoi nous avons développé un modèle acoustique de la perception de l’har- monie en termes de position relative des trois notes. En particulier, nous avons iden- tifié deux qualités – que nous nommons la tension et la valence –, qui, ensemble, expliquent la perception de «stabilité» et en quoi les accords majeurs diffèrent des accords mineurs sur le plan acoustique. À partir de ce modèle, nous émettrons des hypothèses sur les raisons de leurs conno- tations émotionnelles différentes. L’harmonie dépend... des harmoniques L’explication scientifique de la musique est fondée sur la structure ondulatoire des sons: chaque son est une onde sonore ou une combinaison de plusieurs ondes. Même une note isolée est plus complexe qu’il n’y paraît, car le son principal y est accompagné d’autres sons ténus et plus aigus, les harmoniques. Inconnue des théoriciens de la Renaissance, cette pro- priété physique de la musique s’étudie aujourd’hui facilement à l’aide d’un ordi- nateur portable et d’un logiciel approprié. Les harmoniques sont responsables de bon nombre des phénomènes les plus sub- tils de l’harmonie musicale. Au son principal d’une note isolée cor- respond une onde sonore sinusoïdale, caractérisée par sa fréquence, la fréquence fondamentale F0, exprimée en hertz (voir la figure 1). Plusieurs harmoniques F1, F2, F3, etc., sont associées à F0. Il s’agit d’ondes sonores dont la fréquence de vibration est un multiple de la fréquence fondamen- tale. Par exemple, si F0 est le do médium (261 hertz), alors F1 vaut 522 hertz (deux fois F0), F2 vaut 783 hertz (trois fois F0), etc. Tout son musical (autre qu’une onde à l’émotion 46] Psycho-acoustique © Pour la Science - n° 391 - Mai 2010 sinusoïdale pure) sera nécessairement une combinaison de ces harmoniques. Le nombre et la force de ces harmoniques donnent à chaque note son timbre unique et font que le do médium, par exemple, sonnera différemment au piano et au saxophone. En général, les harmoniques sont de plus en plus faibles et peuvent finalement être ignorées, mais les cinq ou six premières – au moins – influent sur notre perception. L’histoire des harmoniques serait simple si toutes les harmoniques étaient séparées par des octaves (écart entre deux do consécutifs, par exemple), mais ce n’est pas le cas, car l’échelle de la perception des sons est logarithmique: bien que la pre- mière harmonique se situe une octave plus haut que la fréquence fondamentale, les multiples suivants de F0 correspondent à des intervalles de plus en plus petits. Par conséquent, si la fréquence fondamentale est le do médium, alors F1 est une octave au-dessus du do médium (do’), tandis que l’harmonique suivante, F2, est entre une et deux octaves au-dessus de do médium, parce que sa fréquence n’est que 3/2 de F1. Dans la musique occidentale, ce son est lesol’. Ainsi, le do médium sur un piano comporte un mélange des sons do, do’, sol’, do’’, mi’’, etc. (voir la figure1). Comme les notes isolées, les intervalles entre deux notes sont définis par leurs sons fondamentaux. Mais lorsqu’un pianiste joue deux notes sur le clavier, c’est tout un assortiment d’harmoniques qui atteignent les oreilles de l’auditeur (voir la figure 1b). Plusieurs générations d’expérimentateurs, à commencer par Helmholtz en 1877, ont étudié la perception de la consonance ou de la dissonance de différents intervalles. Ils ont observé que les auditeurs ordinaires entendent une sonorité « déplaisante », «grinçante» ou «instable» chaque fois que deux notes sont séparées par un ou deux demi-tons. Rappelons qu’un demi-ton est l’intervalle qui sépare deux touches adja- centes, blanches ou noires, sur le clavier. De plus, deux notes séparées de 11 demi- tons sont aussi dissonantes, malgré leur éloignement sur le clavier, et un intervalle de six demi-tons est perçu comme légère- ment dissonant (voir la figure 2a). En 1965, les psychologues hollandais Reinier Plomp et Willem Levelt ont expli- qué la perception expérimentale de la dis- sonance en représentant la dissonance entre deux ondes sinusoïdales pures par une courbe théorique fondée sur des don- nées psychophysiques (voir la figure 2b): ils ont demandé à plusieurs personnes d’écouter divers intervalles – la plupart non musicaux, simplement définis par les fréquences des sons – et d’évaluer leur consonance ou leur dissonance sur une échelle arbitraire de 1 à 10. Puis ils ont com- pilé les résultats obtenus en une courbe mathématique approchée. Cette courbe traduit le fait que les petits intervalles (envi- ron un demi-ton) sont les plus dissonants, tandis que les très petits intervalles (1/10e de demi-ton) ou les intervalles uploads/s3/ 08-harmonie-musicale.pdf

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