Par / by Régis Durand Minimaliste et précis, le regard du photographe américain

Par / by Régis Durand Minimaliste et précis, le regard du photographe américain Lewis Baltz sur les paysages urbains et industriels a gardé toute sa force au fil des décennies. Ses séries ou clichés indépendants soulignent et questionnent un monde banal et souvent désincarné. Minimalist and accurate, the American photographer Lewis Baltz’s perspective on urban and industrial landscapes has maintained its full power over the decades. His series of photos and individual shots emphasize and question an ordinary and often disembodied world. la force de l’ordinaire The power of the ordinary Extrait du diptyque / from the diptych Gladsaxe, 1995, tirage Cibachrome exposé dans une boîte lumineuse / Cibachrome transparencies in light box, 127 × 190,5 cm. Courtesy Galerie Thomas Zander, Cologne. 118 119 Le nom de Lewis Baltz est souvent associé au New Topographics, groupe informel de photographes, com- posé notamment de Stephen Shore et Robert Adams, qui avaient en commun un intérêt certain pour le ter- ritoire américain contemporain, ses transformations ainsi que les survivances d’un ordre paysager et architectural ancien. Autant de sujets considérés auparavant comme insignifiants, et que ces artistes abordent d’une manière systématique et rigoureuse. Pour Lewis Baltz, dans les années 1960, la photogra- phie est, l’outil privilégié pour « produire une image précise du monde sans l’intervention de la main de l’homme [...], un art machinique, sans fioritures et relativement objectif ». Il travaille de manière sérielle, autour de développements urbains ou industriels situés en Californie ou dans des États voisins. Naîtront, entre autres, The Tract Houses (1969-1971), The New Industrial Parks near Irvine, California (1974), Park City (1978-1980) ou encore San Quentin Point (1981-1983). Ces grandes séries en noir et blanc ne se contentent pas de documenter un tournant dans l’industrialisation du paysage urbain ou périurbain, avec son absence de qualités, ses zones mortes, ou encore le caractère toujours inachevé de ce qui semble devoir passer directement de l’état de chantier à celui de ruine et d’obsolescence programmée. Elles portent aussi la marque de l’art conceptuel et minimal dont se réclame l’artiste, bien plus que d’une histoire de la photographie à laquelle il peine à s’identifier. En contrepoint de ces grands corpus, Lewis Baltz réalise des clichés isolés, qu’il appelle The Prototype Works (1969-1976). Ce sont des détails des bâtiments ou des chantiers qu’il étudie, des inscriptions, des voitures, des objets courants, que leur précision et leur densité transforment en véritables icônes d’une époque et de modes de vie appelés à disparaître. Alors que les séries font d’une certaine manière constat et analyse, ces photographies individuelles font symp- tôme et énigme. Comme si le passage du temps et la disparition progressive des procédés argentiques en noir et blanc conféraient à ces images une intensité et une richesse égales aux primitifs de la photo­ graphie, dont Walter Benjamin soulignait l’aura qui aujourd’hui les entoure et ne cesse de croître. Ces deux aspects du travail de Lewis Baltz se retrouvent au long des années : si, par exemple, les Generic Night Cities (1989-2000) sont proches des Prototype Works, il s’agit pourtant de prises de vue grand format en couleur, effectuées dans des villes du nord de l’Italie, dans les années 1990. Aussi, les remar- quables ensembles que forment Ronde de Nuit, Docile Bodies et The Politics of Bacteria témoignent des évo- lutions à la fois artistiques et sociologiques inter­ venues entre-temps. Il s’agit de grandes installations qui explorent des sites urbains ou de haute techno­ logie, où opèrent, dans l’esprit des travaux de Michel Foucault, les instruments de surveillance et de disci- pline auxquels nos vies et nos corps sont soumis. Il y a chez Lewis Baltz un souci d’analyse et d’in- tervention critiques qui va l’amener progressivement à s’éloigner de la photographie. Cette évolution est perceptible dès 1989, au cours de l’enquête qu’il mène sur un fait divers – auquel il avait été amené à s’inté- resser pour des raisons familiales – dans la petite ville de Newport Harbour, en Californie. L’œuvre qui en résulte, The Deaths in Newport, associe clichés, docu- ments d’archives et narration, le tout donnant nais- sance à un livre. Sans doute faut-il voir là une matrice de ses travaux depuis une vingtaine d’années. Il s’agit de projets dans l’espace public, souvent en collabora- tion avec des architectes – par exemple, récemment, Jean Nouvel, pour une intervention qu’il a pilotée dans la petite ville de Colle di Val d’Elsa, en Toscane. Ces projets ne sont pas conçus comme des œuvres d’art ajoutées au paysage, à caractère plus ou moins déco- ratif, mais plutôt comme autant de manières d’en révéler tel ou tel aspect, de rétablir quelque chose qui aurait été perdu de vue ou dissimulé – dans l’exemple toscan, une rivière qui traverse la ville, dont le lit avait été recouvert. Au fond, c’est le même souci d’analyse que l’on trouve dans le travail photographique, la même intelligence critique et sans illusions. Dès lors, on comprend mieux la puissance du corpus constitué par Lewis Baltz depuis plus de qua- rante ans. On perçoit mieux la beauté plastique de ces tirages au contenu en apparence banal. Avec le temps, les lignes de force ressortent, comme la structure osseuse d’un visage. Tout apparaît sobre et juste. Le medium photographique sert un projet intellectuel, jusqu’à un point au-delà duquel il ne peut aller. Ce sont alors le récit et l’intervention directe qui prennent le relais, avec une même exigence de vérité. • Régis Durand Lewis Baltz (1945) est représenté par la galerie Thomas Zander, à Cologne. Une exposition lui est consacrée au musée Albertina de Vienne (Autriche), jusqu’au 2 juin 2013. Southwest Wall, Vollrath, 2424 McGaw, Irvine, 1974 (tiré de / from The new Industrial Parks near Irvine, California serie). épreuve à la gélatine argentique / gelatin silver print, 20,3 × 25,4 cm. Collection privée / private collection, Gregory & Aline Gooding. Organisation Européenne pour la Recherche Nucléaire (CERN), Geneva, 1989-1991 (tiré de / from Sites of Technology serie). C-Print, Diasec, 108 × 144 cm. Courtesy Galerie Thomas Zander, Cologne. Dana Point no. 2, 1970, (tiré de / from The Prototype Works serie). épreuve à la gélatine argentique / gelatin silver print, 20,3 × 25,4 cm. Courtesy Galerie Thomas Zander, Cologne. 120 121 121 Lewis Baltz’s name is often associated with New Topographics, an informal group of photographers, comprised, in particular, of Stephen Shore and Robert Adams, who had a joint interest in contemporary American territory and its transformation, as well as the relics of an old landscape and architectural order. As many subjects previously considered trivial and which these artists approach both systematically and rigorously. In the 1960s, photography was the tool favoured by Lewis Baltz, to “produce an accurate pic- ture of the world without the intervention of the human hand [...], a mechanized art, with no frills and relatively objective”. He worked in series, focusing on urban or industrial developments located in California or neighbouring states. From these, among others, would issue The Tract Houses (1969-1971), The New Industrial Parks near Irvine, California (1974), Park City (1978-1980) and San Quentin Point (1981-1983). These large black and white series not only document a milestone in the industrialization of the urban or peri-urban landscape, with its lack of quality, dead areas and even the unfinished nature of what seems to have gone directly from the state of construction site to that of ruin and planned obsolescence. They also bear the mark of conceptual and minimal art, which the artist claims to adhere to, and are much more than a history of photography with which he struggles to identify. As a counterpoint to these large works, Lewis Baltz took isolated photographs, which he called The Prototype Works (1969-1976). These were the details of buildings or the construction sites he stud- ied, inscriptions, cars, everyday objects, whose accu- racy and density turn them into real icons of an era and disappearing lifestyles. While, in a certain way, the series are an observation and analysis, these indi- vidual photographs are symptomatic and enigmatic. As if the passage of time and the gradual disappear- ance of black and white silver emulsion processes gave these pictures an intensity and wealth equal to the Photography Primitives, the aura of which Walter Benjamin emphasized, and which still surrounds them and continues to grow. These two aspects of Lewis Baltz’s work are found over the years. Although the Generic Night Cities (1989-2000) are close to the Prototype Works, they are nonetheless large-size colour photos, taken in the cities of northern Italy in the 1990s. In addi- tion, the remarkable collections comprising Ronde de nuit, Docile Bodies, and The Politics of Bacteria reflect both the artistic and sociological changes that occurred in the meantime. These are large installations that explore urban sites or high technol- ogy, in which, in the spirit of Michel Foucault’s work, the surveillance and disciplinary tools our lives and bodies are subjected to operate. With Lewis Baltz, there is a concern for analysis and critical intervention that would gradually lead him to distance himself from photography. This uploads/s3/ 2013-l-x27-architecture-d-x27-aujourd-x27-hui-pdf.pdf

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