XV D’autres voyages poétiques : vers les expériences numériques de Dionisio Cañ

XV D’autres voyages poétiques : vers les expériences numériques de Dionisio Cañas par Laura Sánchez Gómez Université Complutense de Madrid L’œuvre de Dionisio Cañas propose un voyage, non seulement au niveau interprétatif, mais aussi matériel et expansif. Son travail est une expérimentation sur des expressions esthétiques et textuelles, qui parvient à s’approcher de la cybernétique et de ses possibilités, à partir de l’installation, l’interprétation, la musique, la performance, l’édition, l’action et l’image. Dans cette contribution, nous avons l’intention de contextualiser l’œuvre de Dionisio Cañas, plus concrètement les actions et les pratiques du collectif artistique auquel il a appartenu, Estrujenbank 1 (1986-1993), ses vidéopoèmes et essais visuels (2002-2006), l’essai ¿Puede un computador escribir un poema de amor? Tecnorromanticismo y poesía electrónica (Un ordinateur peut-il écrire un poème d’amour ? Technoromantisme et poésie électronique) (2010) ou le travail El gran poema de nadie (Le Grand Poème de Personne) (2002-2016). Le tout 1. Estrujenbank est le nom du collectif artistique formé par Juan Ugalde, Patricia Gadea, Dionisio Cañas et Mariano Lozano fondé en 1986 à New York et dissous en 1993. 210 Périples et escales au sein d’une trajectoire d’art et de poésie expérimentale et avant- gardiste, qui influence et précède les pratiques informatiques les plus contemporaines, telles que l’art numérique ou la poésie électronique. Le voyage n’est pas seulement une ressource thématique ou quelque chose qui figure dans son œuvre de manière poétique, expé- rientielle. Ce n’est pas seulement le résultat de ses allées et venues dans une vie caractérisée par une mobilité propre aux nouvelles sociétés, ou comme dirait Brea 2, une mobilité de tout ordre, social, géographique, économique, affective ou de croyances, obéissant aux flux migratoires et d’informations induits par la globalisation. C’est plutôt un voyage matériel, esthétique et poétique, mais surtout conceptuel, comme nous nous proposons de l’analyser dans cette contribution. L’œuvre de Dionisio partage avec les pratiques numériques des questions fondamentales, comme celle de l’interaction de la part du spectateur ou du lecteur, la multimédialité ou le cinétisme. Elle partage aussi la question de l’usage et des possibilités du langage en tant que matériel de réflexion et d’expérimentation. Cependant, la réflexion pratique sur le langage s’est produite bien avant l’apparition de l’informatique et son intégration aux processus créatifs. Si, d’une part, de nombreux poètes spatialisent leurs textes, dotant le mot d’une importance esthétique en tant que matériaux de composition, beaucoup d’artistes, d’autre part, introduisent le texte dans l’art visuel. De cette manière, l’art et la poésie se croisent dans une expérimentation réciproque : « les poètes ont objectalisé le mot, les artistes ont utilisé quant à eux le mot pour redéfinir la condition de l’objet d’art 3 ». Même s’il vient de la tradition littéraire ou poétique, Dionisio Cañas expérimente et côtoie les pratiques artistiques les plus avant- gardistes de la scène espagnole contemporaine. Déjà, à la fin des années quatre-vingt, il se rapproche de la paternité collective ou 2. BREA Jose Luis, El tercer Umbral, Murcia, Cendeac, 2004. D’autres auteurs, comme Appadurai ou Warnier, parlent également de la mobilité en ces termes. 3. FERNANDES Joâo, « Testo y fotografía en el arte contemporáneo: dos ejemplos », Exit. Escribiendo Imágenes, no 16, 2004, p. 102-107. D’autres voyages poétiques 211 du travail collective, et de l’expérimentation formelle : il travaille en collectif, utilisant et mêlant des matériaux peu nobles comme la photographie publicitaire et l’affichage avec le dessin et la peinture. Il explore l’autoédition « cartonnière », la performance et la vidéo comme langages poétiques, tout en utilisant la gestion culturelle comme action artistico-politique, par exemple. Son travail se nourrit ainsi de la tradition la plus expérimentale et élitiste dans les modèles et les processus créatifs et d’avant-garde entendue au sens traditionnel. Toutefois, ironiquement, il reven- dique également un réalisme social et un retour au rural non édulcoré, à la banlieue et au bar. C’est un retour au style national le plus pur, qui prétend fuir le conceptualisme, l’élitisme et le cosmopolitisme caractéristiques d’un type d’art de l’époque. Sa pratique mise sur un caractère ludique, ironique, peu sérieux et éloigné des dynamiques des galeries et du marché de l’art espagnol et international. Ainsi, dans « Fenomenología de los bares de pueblo » (Phénomenologie des bars de village) publié dans La balsa de la Medusa, bien qu’écrit suite à son association avec le groupe Estrujenbank, Cañas indique : L’artiste espagnol a honte de ce qu’il considère comme étant typiquement espagnol, il cherche dans l’abstraction, ou dans les images de prestige cosmopolite, les éléments qui, pense-t-il, lui ouvriront les portes du marché international. Il oublie, cet artiste, que le local c’est l’universel à portée de tous 1. Cette dualité dans son travail est l’une des caractéristiques les plus intéressantes de l’œuvre de Dionisio. Il reconnaît lui-même, à plusieurs occasions, que ce sont les avant-gardes, le romantisme et le réalisme social qui ont le plus influé sur sa pratique. Étant donné le caractère hétérogène de la pratique de Dionisio, il est compliqué de retracer une évolution depuis les pratiques avant-gardistes qui le précèdent. En ce sens, comme la poésie et 1. CAÑAS Dionisio, « Fenomenología de los bares de pueblo, (Phénoménologie des bars de village) », La balsa de la Medusa, nos 26-27, 1993, p. 17. Il s’agit de notre propre traduction. 212 Périples et escales l’art numérique, son travail s’abreuve à différentes stratégies. Grand connaisseur de la tradition littéraire espagnole, Cañas n’ignore pas la poésie expérimentale espagnole influencée par le futurisme chez Gómez de la Serna ; par l’ultraïsme ; le groupe Problemática 63 (avec Julio Campal entre autres) ; le groupe Zaj, avec Juan Hidalgo, Walter Marchetti, Ramón Barce et Esther Ferrer comme ses plus grandes représentants ; la Cooperativa de producción artística y artesanal (la Coopérative de production artistique et artisanale, avec des auteurs comme Gómez de Liaño par exemple) ; ou le groupe N.O., avec des noms comme Fernando Millán. Mais elle est aussi influencée par des mouvements parallèles et en marge de l’Espagne : citons le lettrisme qui jouait avec la soustraction du contenu littéraire du texte ; et la poésie concrète où le texte et l’image perdent la référen- tialité et s’objectalisent, produisant alors une réduction du langage pour augmenter paradoxalement sa capacité communicative ; le mouvement Fluxus, duquel se détache le caractère ludique et l’usage de moyens et matériaux de différents domaines non artistiques ; ou l’underground plus new-yorkais. D’autre part, il connaît aussi les installations textuelles dans l’art contemporain qui convertissent le texte en un objet réel, occupant un espace tridimensionnel, comme peut l’être une galerie d’art. Nous voyons des artistes comme Jenny Holzer et Roni Horn ou Barbara Kruger utiliser le texte, effecti- vement comme objet, un texte qui n’est déjà plus contenu dans le cadre de la page. Un texte installé dans l’espace, tangible comme un corps que l’on peut palper, parcourir et explorer, également un texte trouvé, appartenant souvent à la publicité ou à l’affichage et décontextualisé pour acquérir de nouvelles significations. Certes, nous pouvons dire que sa poésie visuelle a été montrée et inclue dans des expositions comme « Constelaciones. Poesía experimental en España (1963-2016) 2 » ; mais elle est peut-être plus 2. L’exposition : « Constelaciones. Poesía experimental en España (1963- 2016) » (Constellations. Poésie expérimentale en Espagne), dans l’année 2017 au MUSAC, a été dirigée par les commissaires Luis Marigómez, Esperanza Ortega, José Luis Puerto et Tomás Sánchez Santiago, et encadre une intéressante sélection d’œuvres expérimentales. D’autres voyages poétiques 213 influencée par le champ de l’expérimentation visuelle, de la vidéo- poésie et du cinéma expérimental, que par le passage de la poésie expérimentale à un langage multimédia. Ici, les relations entre plans, instants et cadres entrent en jeu, créant dialogue, discours et sens 3. Elles enrichissent ou compliquent peut-être la visibilité, cognitive, et la lisibilité des images fixes ou en mouvement qui la composent. Elles peuvent aussi compliquer la lecture du texte, qui parfois ne se voit pas mais s’entend. Dans cet esprit, l’articulation dialectique des génériques, quant à leur montage avec des référents clairs comme Saul Bass, nous donne aussi de nombreuses pistes d’utilisation de façon expérimentale de l’image et du texte sur l’écran. On peut dire aussi que son intérêt pour la génération automatique et pour l’introduction de moyens numériques dans les processus artistiques est également clair : […] déjà dans les années quatre-vingt, à New York, nous commençons avec la vidéo et nous continuons à le faire ici, cela a été peu réalisé mais déjà nous avons commencé à le faire dans les années quatre-vingt, quand il y avait peu de gens qui travaillaient sur la vidéo en Espagne. Et cela a continué à se faire dans la Salle Estrujenbank. Et nous avons aussi commencé à utiliser les nouvelles technologies. Je me souviens d’avoir fait déjà une performance dans la Salle Estrujenbank, j’avais utilisé mon ordinateur portable et un projecteur connecté à l’ordinateur 4. Cela se rapporte à la performance « El cisne es el gato de las sirenas » (Le cygne est le chat des sirènes), dans laquelle il utilise un projec- teur uploads/s3/ 979-0180-1-periples-et-escales-ep1-15-laura-sanchez-gomez 1 .pdf

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