VOIR AU PLUS LOIN PIERRE BOURDIEU, PEINTRE DU MONDE SOCIAL Tassadit Yacine Des

VOIR AU PLUS LOIN PIERRE BOURDIEU, PEINTRE DU MONDE SOCIAL Tassadit Yacine Des lectures souvent teintées de réductionnisme, en particulier depuis 1998, ont ouvert la voie à une critique sans raison et hors saison. On a en effet mis l’accent sur le déterminisme social, sur les rapports de domination présentés comme mécaniques, sur le scientisme exacerbé du sociologue, sans examen préalable et sérieux de l’œuvre. Cette vision biaisée des analyses de Bourdieu – que nous devons soit à des journalistes de profession soit à des chercheurs transformés par l’urgence et la précipitation en journalistes de circonstance –, avait sans doute pour but de donner au lecteur profane une image «réifiée» et déformée de sa recherche et, par-delà, du monde. Étant donné la diversité des objets (éducation, clergé, littérature, écono- mie, langage), étant donné le croisement des disciplines (sociologie, ethnologie, philosophie), étant donné le regard de l’ethno-sociologue tourné vers le renou- vellement, voire la nouveauté (la science des sciences, la réflexivité) cette œuvre – l’une des plus novatrices du siècle – ne peut être logiquement réduc- tible à l’une ou l’autre de ces dimensions. La cantonner dans cette vision revient en fait à se réduire soi-même à une volontaire cécité, ce qui ne signifie en aucun cas qu’elle ne peut être soumise à la critique, à l’instar de tous les travaux de qualité. Il est évident que la dimension subversive de ce travail soulève des réactions, très légitimes, parmi ceux qui ne partagent pas les présupposés théoriques de Pierre Bourdieu, souvent perçus comme des préjugés idéologiques. Mais l’avalanche des critiques qui ont défrayé la chronique – pour bien intentionnées qu’elles aient été – n’avaient pas toutes leur raison d’être, car beaucoup d’entre elles ne sont malheureusement pas à la hauteur de leur objet. En voulant montrer les limites de l’œuvre, ces critiques n’ont fait que révéler leurs propres limites, fondées le plus souvent sur la méconnaissance réelle de l’objet et les présupposés de la réalité objective et subjective de cette méconnaissance 1. Awal n° 27-28 1. Des chercheurs ont essayé de montrer les limites des enquêtes de Bourdieu en Kabylie (par exemple) sans posséder la connaissance théorique de Bourdieu et encore moins sa connaissance pratique (le terrain avec le travail d’enquête qui l’accompagne) de la culture kabyle, comparée non pas à celle de la société paysanne française d’aujourd’hui, mais à celle des années quarante et cinquante, d’où l’auteur AWAL n° 27-28 24-09-2003 12:19 Page 7 Il est vrai que Bourdieu, par exemple, fait place au déterminisme social mais il est vrai aussi qu’il ne s’arrête nullement à cette notion qui n’est qu’un indicateur pouvant appréhender un habitus. Il en est de même du rapport de Bourdieu à la vision économiciste, du reste, largement dépassée puisque la dimension symbolique se trouvait déjà, en 1959, au cœur même de l’économique (si l’on en juge par ses publications en anthropologie économique comme on peut le voir dans L’échange, le don, l’entraide), ce qui n’exclut pas l’intérêt pour l’intérêt au sens strict du terme: «Il s’agissait, pour moi, au départ, de rendre compte de la pratique dans ses formes les plus humbles, les actions rituelles, les choix matrimoniaux, les conduites économiques quoti- diennes, etc., en échappant à la fois à l’objectivisme de l’action entendue comme réaction mécanique sans agent et au subjectivisme qui décrit l’action comme l’accomplissement déli- béré d’une intention consciente, comme libre projet d’une conscience posant ses propres fins et maximisant son utilité par le calcul rationnel 2.» N’est-ce pas tout le rapport de l’ethno-sociologue au monde saisi avec des instruments d’objectivation (d’autres diraient une méthode, terme récusé par l’auteur) où il concilie entretiens, statistiques, diagrammes, courbes, photos, etc., pour le rendre au plus vrai, au plus «juste», au plus «fort» de ses expres- sions tant sociales que politiques et culturelles? Ce tout est à l’origine d’une élaboration, en réalité une synthèse enrichie de divers apports, considérés le plus souvent par l’ethnologie classique comme étrangers les uns aux autres. Il est en réalité très peu probable qu’un lecteur qui n’a pas suivi cette œuvre dans ses différentes phases d’élaboration puisse en saisir la substanti- fique moelle ; il n’en saisira que des fragments épars et, pour la plupart, décontextualisés, qui ne peuvent en aucun cas rendre compte de l’ensemble de la recherche et encore moins des mécanismes invisibles sur lesquels Bourdieu est sans cesse revenu pour mettre en relief la puissance du symbo- lique, du rite, du mythe, du non-dit, de l’implicite et du refoulé et ainsi mettre en garde contre les simplifications abusives, conscientes ou inconscientes. 8 Tassadit Yacine est lui-même issu et qu’il n’a pas cessé d’étudier. Bourdieu s’est appuyé également sur les travaux de ses devanciers, comme Van Gennep et d’autres spécialistes du monde rural d’avant l’ère industrielle, avant de partir de présupposés théoriques que l’on connaît, à l’instar de Lévi-Strauss et de nombreux anthropologues. Il s’agit donc d’un lien établi à partir de pratiques culturelles révolues, certes, mais qui sont néanmoins constitutives, en partie, des représentations des sociétés contemporaines. On peut aussi regretter les analyses hâtives de chercheurs pouvant connaître l’œuvre théorique de Bourdieu mais dont l’objet de recherche (les sociétés industrielles d’Europe) est loin de l’expérience algérienne du savant qui s’autorisent à faire des lectures le plus souvent décontextualisés avec le souci majeur d’honorer la mémoire du chercheur. Or l’œuvre algérienne n’est pas plus aisée à l’analyse que celle relative à la France en raison d’une situation complexe où les différents contextes de production (anthropologique, politique, culturel) ne sont pas décrits de manière explicite. À vouloir étudier cette œuvre hors de ces conditions historiquement déterminées et sans décoder l’implicite permanent qui la tisse, le chercheur risque de passer à côté de l’essentiel en risquant de faire perdre à ce travail la quin- tessence de toute sa richesse, ses sens cachés et double sens, à l’image de ses propres conditions de production. Pour comprendre la société algérienne, le chercheur Bourdieu, a dû avancer masqué et non pas du tout comme on a tendance à le présenter. 2. In «Les fins de la sociologie réflexive», in Réponses, Paris, Le Seuil, 1992, p. 96. AWAL n° 27-28 24-09-2003 12:19 Page 8 C’est cette démarche que Pierre Bourdieu esquissait dans ses cours, cette relation étrange à l’objet à la fois émanant de l’agent mais pouvant, à certains égards, lui échapper, tel le peintre avec son pinceau qui, sans le savoir, au lieu de restituer l’objet, livre, du même coup, le sujet connaissant. Ainsi, une véritable analyse du monde social participe d’une «psycha- nalyse sociale» en ce que l’histoire est inscrite dans les cerveaux, mais elle est aussi incorporée, intériorisée par les agents au point d’épouser les plis de leur peau et les « tours » de leur langue. Pour cette raison, le sociologue ambitionnait le terme d’esquisse (ou de work in progress) en ce sens qu’un projet de recherche, au regard du chercheur, n’est jamais totalement achevé. En effet, les analyses de Bourdieu s’inscrivent dans une spatialité et une tem- poralité et, plus que cela, elles sont le produit d’une vision du monde, sachant que toute vision est par là même «division». C’est pourquoi l’objectivation consiste à «prendre conscience» de cela: de ce regard qui divise, en ce sens que la distanciation est nécessaire par rapport à l’objet mais aussi par rapport à sa propre subjectivité, mettant ainsi à distance la familiarité indigène. On notera que Bourdieu ne renonce jamais à une idée. Depuis Sociologie de l’Algérie (1958), il est sans cesse revenu à ses problématiques et à ses objets de jeunesse (État, honneur, don, rapports entre les sexes, économie, etc.) attestés par le vocabulaire. Certains termes plus que d’autres, en raison de leur charge sémantique, se retrouvent tout au long de son œuvre comme «double», «esquisse», «art», jamais abandonnés depuis les années cinquante. Mais cela n’étonne guère les lecteurs avertis du sociologue puisqu’au sortir de l’ensei- gnement supérieur, Bourdieu souhaitait mener une recherche en philosophie sur «une esquisse des émotions». Projet mis de côté, en apparence, en raison des aléas de la recherche. Mais cela n’est vrai qu’en partie puisque d’un côté, le terme est consacré en 1963 dans Travail et travailleurs en Algérie, en 1972 (Esquisse d’une théorie de la pratique) pour annoncer l’amorce d’une démarche, d’un «modèle» théorique spécifique forgé à partir d’une expérience des pratiques sociales et culturelles (et non à partir des seules lectures des devanciers mais de maté- riaux observés sur le terrain, soumis à une nouvelle grille de lecture et alimen- tés par des expériences récentes). Et de l’autre côté, l’approche des émotions dont le lecteur peut avoir un premier aperçu dans Travail et travailleurs en Algérie et plus particulièrement dans les «rapports entre les sexes» (1962) et La Misère du monde (1992). Ce retour à des objets anciens (les études de l’Esquisse reprises dans Le Sens pratique par exemple ou sur «Célibat et condition paysanne», retra- vaillé dans Le Bal des célibataires) passe souvent pour une «répétition» alors qu’il s’agit d’une reprise (au sens de reprendre et de repriser) comme en couture ou comme uploads/s3/ awal-n0-27-28-2003-l-x27-autre-bourdieu-celui-qui-ne-disait-pas-ce-qu-x27-il-avait-envie-de-cacher.pdf

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