Collection dirigee par Lidia Breda Giorgio Agamben 1 Regles et forme de vie HOM

Collection dirigee par Lidia Breda Giorgio Agamben 1 Regles et forme de vie HOMO SACER TV, 1 Traduit de I 'ita lien par Joel Gayraud Bibliotheque Rivages Retrouvez r ensemble des parutions des Editions Payot & Rivages sur www.payot-rivages.fr © 2011, Giorgio Agamben © 2011, Editions Payot & Rivages pour la traduction fran<;:aise 106, boulevard Saint-Germain - 75006 Paris ISBN: 978-2-7436-2164-3 Vitaque manczpzo nulli datur, omnibus usu. Lucrece, III, 971 La vie n' est donnee en propriete a personne, en usage a tous. Preface L' objet de cette recherche est la tentative envisagee dans Ie cas exernplaire du monachisme - de construire une forme-de-vie, c' est-a-dire une vie si etroitement liee a sa forme qu' elle s' en montre inseparable. C' est dans cette perspective que notre etude envisagera Ie probleme du rap­ port entre regIe et vie qui definit Ie dispositif par lequel les moines tenterent de realiser leur ideal d'une fornle de vie commune. 11 ne s'agira pas tant - ou pas seulement - d' etudier la fastidieuse accumulation de preceptes pointilleux et de tech­ niques ascetiques, de cloitres et d' horologia, de tentations solitaires et de liturgies chorales, d' ex­ hortations fraternelles et de punitions feroces par laquelle Ie cenobitisme se constitue, en vue du salut par rapport au peche et au monde, comme une « vie reguliere » ; l' enjeu sera ici plutot de comprendre la dialectique qui en vient a s'ins­ taurer entre les deux terrnes « regIe » et « vie ». Cette dialectique est, en efTet, si complexe et si serree que, aux yeux des savants modernes, elle sernble parfois se reduire a une parfaite identite : vita vel regula [Ia vie ou la regIe), selon l' exorde de la RegIe des Peres ou, selon les termes de la Regula non bullata de Franc;ois d'Assise, haec est 7 De La tres haute pauvrete regula et vita fratrum minorum ... [eeci est la regie et la vie des freres mineurs . . . J On a toutefois pre­ fere ici laisser au vel et au et toute leur ambigu'ite semantique pour considerer plutot la vie cenobi­ tique comme un champ de forces parcouru par deux intensites opposees et, en meme temps, entrelacees, dans la tension reciproque desquelles quelque chose d'inou'i et de nouveau, c' est-a.-dire une forme-de-vie, a tendu obstinement a. sa rea­ lisation et l' a, tout aussi obstinement, rnanquee. La grande nouveaute du monachisme n' est pas la confusion entre vie et norme ni une nouvelle dedinaison du rapport entre Ie fait et Ie droit, mais I'identification d'un plan de consistance, impense et peut-etre encore aujourd'hui impen­ sable, que les syntagmes vita vel regula, regula et vita, forma vivendi, forma vitae, cherchent labo­ rieusement a. nommer, et dans lequel la « regIe » comme la « vie » perdent leur sens familier pour faire signe en direction d'un tiers qu'il s'agit pre­ cisement de mettre en lumiere. Cependant, au cours de notre recherche, ce qui est apparu faire obstacle a. I' emergence et a. la comprehension de ce tiers n' est pas tant I'insis­ tance sur des dispositifs pouvant parahre aux modernes de nature juridique, comme Ie vreu et la profession de foi, que ce phenomene absolu­ ment central dans I'histoire de I'Eglise et si opaque pour les modernes qu' est la liturgie. La grande tentation des moines n' a pas ete celIe que la peinture du xV siede a fixee dans les figures feminines a. demi denudees et dans les monstres informes qui assaillent saint Antoine dans son 8 Preface ermitage, mais la volonte de construire leur vie comIne une liturgie totale et ininterroInpue. Aussi, notre recherche, qui se proposait au debut de deflnir, par l' analyse du monachisme, la forme-de-vie a-t-elle dli se mesurer avec la dche, imp revue et, au moins en apparence, hors de propos, d'une archeologie de l'office (dont les resultats paraissent en meme temps que Ie present ouvrage dans un volume separe intitule Opus Dei. Archeologie de l'o ffice). Seule une definition preliminaire du para­ digme aussi bien ontologique que pratique, compose d' etre et d' action, de divin et d'humain, que I'Eglise n' a cesse de modeler et d' articuler au cours de son histoire, depuis les premieres et incertaines prescriptions des Constitutions aposto­ liques jusqu'a la minutieuse architecture du Ratio­ nale divinorum o fficiorum de Guillaume de Mende au XII ( siecle et a la sobriete calculee de l'encyclique Mediator Dei de 1947, pouvait, en effet, permettre de com prendre l' experience a la fois tres proche et tres ancienne, qui etait en question dans la forme-de-vie. Si l' on ne peut com prendre la forme de vie lllOnastique qu' en contrepoint fidele au paradigme liturgique, l' experience peut-etre cruciale de notre recherche ne pouvait, cependant, que s' appuyer sur l' analyse des mouvements spirituels des Xlle et XlIIe siecles qui culminent dans Ie franciscanisme. Dans la mesure OU ils situent leur experience cen­ trale non plus sur Ie plan de la doctrine et de Ia loi, mais sur celui de Ia vie, iis se presentent dans cette perspective comme Ie moment a tous egards 9 De fa tres haute pauvrete decisif dans l'histoire du monachisme, OU sa force et sa faiblesse, ses succes comme ses echecs attei­ gnent leur tension maximale. C' esc pourquoi Ie livre se clot sur une inter­ pretation du message de Fran<.;:ois et des theo­ riciens franciscains de la pauvrete et de I'usage que, d'un cote, une legende precoce et une inter­ minable litterature hagiographique ont recouvert du masque trop humain du pazzus [foul et du bouffon ou avec celui, non humain cette fois, d'un nouveau Christ, et que, de I'autre, une exe­ gese plus attentive aux faits qu'a. leurs simplifi­ cations theoriques a renferme dans les limites disciplinaires de l'histoire du droit et de l'Eglise. Dans un cas comme dans I'autre, ce qui restait a. traiter, etait Ie legs sans do ute Ie plus precieux du franciscanisme, avec lequel de nouveau I'Occi­ dent devra sans cesse se mesurer comme a. sa tache inajournable : comment penser une forme-de­ vie, c' est-a.-dire une vie humaine totalement sous­ traite a l' emprise du droit, et un usage des corps et du monde qui ne se substantifie jamais dans une appropriation ; ou encore : comment penser une vie qui ne peut jamais etre objet de propriete, mais seulement d'usage commun. U ne telle tache exigera l' elaboration d' une theorie de I'usage, dont manquent dans la philo­ sophie occidentale jusqu' aux principes les plus ele­ mentaires et, a. partir d' elle, une critique de cette ontologie operative et gouvernementale qui, sous les travestissernents les plus divers, continue a. determiner Ie destin de l' espece humaine. Ce tra­ vail fera l' objet du dernier volume d' Homo sacer. et VIe 1. N AISSANCE DE LA REGLE 1 . 1 . Entre Ie IV et Ie V siecle de l'ere chre­ tienne, on assiste a la naissance d'une litterature singuliere qui, a premiere vue du moins, ne semble pas connaitre de precedent dans Ie monde classique : les regles monastiques. L' ensemble des textes que la tradition classe sous cette appellation est, au moins pour ce qui concerne la fonne et la presentation, si heterogene que l'incipit des manuscrits ne peut que les resurner sous les titres les plus divers : vitae, vita vel regula, regula, horoi kata platos, peri tes askeseos ton makarion pateron, instituta coenobiorum, praece pta atque instituta, statuta patrum, ordo monasterii, historiae mona­ chorum, asketikai diataxeis... Mais meme si nous nous en tenons a une acception plus stricte du terme, comme celle qui est sous-jacente au Codex regularum, dans lequel Benoit d'Aniane, au debut du neuvieme siecle, recueille environ vingt-cinq regles anciennes, la diversite des textes ne saurait etre plus grande. Et ce non seulement eu egard aux dimensions des textes (des presque trois cents 1 1 De fa tres haute pauvrete pages de la Regula magistri aux quelques feuillets de Ia regIe d' Augustin ou de la seconde RegIe des Peres), mais aussi a leur presentation (questions et reponses - erotapokriseis - entre les llloines et Ie maitre chez Basile, collection impersonnelle de preceptes chez Pacome, proces-verbal d'une reu­ nion de Peres dans la RegIe des quatre Peres) et surtout eu egard au contenu, qui varie de questions sur I'interpretation des ecritures ou l' edification spirituelle des moines a l' enonciation lapidaire ou minutieuse de preceptes et d'in­ terdits. II ne s' agit pas, du moins a premiere vue, d' o:uvres juridiques, bien qu' elles pretendent regIer, souvent dans les plus petits details et au moyen de sanctions precises, la vie d'un groupe d'individus ; ce ne sont pas des narrations histo­ riques, alors qu' elles semblent parfois sinlplement transcrire Ie mode de vie et les habitudes des membres d'une communaute ; ce ne sont pas des hagiographies, lors meme qu' elles se confondent parfois tellement avec la vie du saint ou des peres fondateurs qu' elles se presentent comme son enregistrement sous forme d' exemplum uploads/s3/ agamben-giorgio-de-la-tres-haute-pauvrete-regles-et-forme-de-vie.pdf

  • 33
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager