Theodor W. Adorno {1903-1969} Philosophe,estheticien et musicologue allemand Du

Theodor W. Adorno {1903-1969} Philosophe,estheticien et musicologue allemand Du fétichisme en musique et de la régression de l'audition Les lamentations au sujet du déclin du goût musical ne sont guère plus récentes que l'expérience discordante réalisée par l'humanité depuis le début de son histoire, à savoir que la musique est, à la fois, une manifestation immédiate de l'instinct et l'instance qui adoucit cet instinct. Elle incite les ménades à la danse, elle sort de la flûte de Pan pour ensorceler, mais elle résonne aussi de la lyre orphique, autour de laquelle se rassemblent, apaisées, les figures de la passion. Chaque fois que cette paix semble menacée par des pulsions dionysiaques, il est question de déclin du goût. Mais si, depuis la pensée grecque, la fonction disciplinaire de la musique fut perçue comme un bien éminent, tout le monde, aujourd'hui plus que jamais sans doute, pousse à un devoir de soumission musicale, tout comme dans d'autres domaines. De même que la conscience musicale des masses ne se situe guère sous le signe du plaisir anarchique, de même les transformations récentes de cette conscience n'ont-elles pas grand-chose à voir avec le goût. La notion de goût, elle- même, est dépassée. Le goût désigne une attitude de la subjectivité esthétique où celle-ci se réconcilie faussement avec les conventions esthétiques. Ces conventions prétendent ne plus être réifiées ni extérieures, et semblent provenir, au contraire, de la nature même de l'oeuvre d'art, si ce n'est que la réconciliation prématurée ne supprime pas l'antagonisme radical entre la convention et la subjectivité. Aujourd'hui, il n'y a même plus de semblant d'unité entre les deux. L'art responsable s'oriente en fonction de critères qui s'apparentent à ceux de la connaissance : critères de cohérence et de non-cohérence, du juste et du faux. Mais, au demeurant, on ne choisit plus; la question ne se pose plus et personne n'exige que le sentiment subjectif entérine la convention : l'existence du sujet lui-même, lequel pourrait se porter garant du goût, est devenue aussi problématique que lest, à l'autre pôle, le droit à la liberté d'un choix qui d'ailleurs ne s'effectue plus dans la réalité. Si l'on cherche, par exemple, à savoir à qui « plaît » un succès commercial à la mode, on est en droit de supposer que le plaisir et le déplaisir sont inadéquats à la chose, même s'il arrive que la personne interrogée emploie ces termes pour rationaliser ses réactions. Le simple fait de connaître ce succès se substitue à la valeur qu'on lui attribue : l'aimer signifie presque tout bonnement le reconnaître. Le jugement de valeur est devenu une fiction pour qui se trouve cerné de marchandises musicales standardisées. Il ne peut ni échapper à leur prépondérance ni choisir parmi ce qu'on lui présente puisque toutes les choses se ressemblent parfaitement, et qu'une préférence ne relève en fait que du détail biographique ou bien des circonstances dans lesquelles la musique a été entendue. Les catégories d'un art qui tendrait vers son autonomie sont sans valeur aucune pour la réception contemporaine de la musique, y compris pour la réception des musiques sérieuses, musiques que l'on a vulgarisées sous le nom barbare de classiques afin de pouvoir s'y soustraire plus aisément. On voudra bien concéder l'objection selon laquelle la musique spécifiquement légère, et tout ce qui est destiné à la consommation, n'a, au demeurant, jamais été appréciée en fonction de ces catégories. Cependant, la fonction de cette musique change justement parce que là distraction, le charme, la jouissance qu'elle promet, elle les procure tout en les refusant. Dans un essai, un romancier anglais s'est posé la question de savoir qui pouvait encore trouver du plaisir dans les lieux de plaisir. De même, on pourrait se demander qui la musique de divertissement peut bien encore divertir. Cette musique apparaît surtout comme le complément de la perte de la parole chez les hommes, de l'extinction du langage en tant qu'expression, de l'incapacité à communiquer. Elle se loge dans les failles du silence qui s'installe entre les hommes déformés par l'angoisse, la routine et la docile soumission. Partout, subrepticement, elle assume ce triste rôle qu'elle avait à l'époque du cinéma muet. Elle n'est perçue que comme bruit de fond. Si personne ne peut plus véritablement parler, plus personne ne peut 1 entendre. Un spécialiste américain de la publicité radiophonique, laquelle aime à recourir au médium musical, s'est montré sceptique vis-à-vis des réclames qui utilisent la musique car, selon lui, même pendant l'écoute, les hommes auraient appris à refuser toute attention au contenu de cette écoute. Sa remarque est contestable pour ce qui concerne la valeur publicitaire de la musique. Mais elle vise juste pour ce qui est de la conception de la musique elle-même. Dans les lamentations traditionnelles au sujet du déclin du goût, de nombreux thèmes reviennent avec insistance. On y rencontre surtout ces considérations poussiéreuses et passionnelles qui qualifient de « dégénérescente » la situation sociale actuelle de la musique. Le plus coriace de ces thèmes est celui de l'attrait sensuel qui efféminerait et rendrait inapte au comportement héroïque. On trouve déjà cette idée dans le Livre 111 de La République de Platon où les modes « plaintifs » et « féminins » (« appropriés aux orgies ») sont bannis, sans qu'apparaisse d'ailleurs clairement, aujourd'hui encore, pourquoi ces caractéristiques sont attribuées aux modes mixolydiens, lydiens, hypolydiens et ioniens. Dans la République platonicienne, le mode majeur de la musique occidentale ultérieure, qui correspond au ionien, serait considéré comme dégénéré et interdit. Même la flûte et les instruments pincés « à plusieurs cordes » sont victimes du tabou. Des modes, on ne conserve que « ceux qui imitent convenablement la voix et l'expression humaines », « celui qui pendant la guerre, ou n'importe quel autre acte, exige la force, s'expose, peut aussi se tromper, encourir des blessures, la mort ou un malheur »). La République platonicienne n'est pas l'utopie consignée par la philosophie de l'histoire officielle. Aux citoyens, elle refuse le plaisir au nom du statu quo, y compris en musique, où la distinction entre les modes féminins et les modes vigoureux n'était rien de plus, déjà au temps de Platon, qu'un vestige de la superstition la plus stupide. L'ironie platonicienne se moque sciemment et méchamment du joueur de flûte Marsyas écorché par un Apollon tout plein de modération. Le programme éthico-musical de Platon ressemble aux mesures d'épuration attiques. D'autres traits persistants des capucinades musicales relèvent de la même veine. Le reproche de superficialité et de « culte de la personnalité » figure parmi les plus marquants. Toutes ces caractéristiques incriminées sont avant tout celles du progrès : socialement aussi bien que sur le plan spécifiquement esthétique. Les excitations interdites constituent des ferments de jouissance qui gagne en puissance lorsqu'elle lutte contre elle- même. La richesse sensuelle et la conscience qui différencie sont étroitement imbriquées. La primauté de l'individu sur la contrainte collective en musique révèle le moment de liberté subjective qu'il traverse dans ses phases tardives, et ce caractère profane, qu'il libère de ses entraves ,magiques, se présente comme superficialité. C'est ainsi que les éléments déplorés ont été intégrés dans la grande musique occidentale : l'excitation sensuelle comme porte ouverte sur la dimension harmonique et finalement colorée, la personne, libre de toute inhibition, comme véhicule de l'expression et de l'humanisation de la musique elle-même, la « superficialité » comme critique de l'objectivité muette des « formes » au sens du parti pris de Haydn pour le « galant », contre l'érudit. Il s'agit bien de la décision de Haydn et non pas de l'insouciance d'un chanteur à la voix d'or ou d'un instrumentaliste des mélodies enjôleuses. Car ces éléments sont intégrés dans la grande musique et dépassés en elle; mais la grande musique n'est pas réductible à eux. Sa grandeur se mesure à son pouvoir de synthétiser la diversité des stimulations sensuelles et de l'expression. La synthèse musicale ne conserve pas seulement l'unité de l'apparence et elle se garde de tomber dans les moments rebelles du plaisir. Au contraire, une telle unité - relation entre les moments particuliers et la totalité qui les produit - sauvegarde l'image des conditions sociales dans lesquelles uniquement ces éléments particuliers de bonheur pourraient être plus qu'une simple apparence. Jusqu'à la fin de la période antérieure, l'équilibre musical entre l'attrait sensuel, partiel, et la totalité, entre l'expression et la synthèse, entre le superficiel et le sous-jacent est aussi instable que les moments d'équilibre entre l'offre et la demande dans l'économie bourgeoise. La Flûte enchantée, dans laquelle l'utopie de l'émancipation et le plaisir du couplet d'opérette coïncident parfaitement, est 2 elle-même un moment. Après la Flûte, la musique sérieuse et la musique légère ne se sont plus laissé confondre. Mais ce qui s'émancipe dès lors de la légalité formelle, ce ne sont plus les pulsions productives qui se rebellent contre les conventions. L'attrait sensuel, la subjectivité, le profane, les vieux adversaires de l'aliénation et de la réification, deviennent périmés. Les ferments antimythologiques traditionnels de la musique conspirent, à l'époque capitaliste, contre la liberté pour autant qu'ils avaient jadis uploads/s3/ du-fe-tichisme-en-musique-et-de-la-re-gression-de-l-x27-audition-pdf.pdf

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