Chaque note recèle un grain de Grenade ou de Cata- logne, un fragment d’ombre o

Chaque note recèle un grain de Grenade ou de Cata- logne, un fragment d’ombre ou de touffeur solaire. On vibre en Castille au son de la séguidille, en l’hon- neur du paso, on se prend à chanter la saeta de Cadix… Quelle technique pourrait suffisamment échauffer nos sangs et inspirer nos doigts, si nous ne nous sommes imprégnés au préalable de toutes ces images et de l’âme de l’Espagne, de ses Goya, de ses Zurbaran, de ses Velasquez? Il faut donc d’abord sentir et ressentir cette musique pour l’interpréter; avant même d’aborder toute considération pianistique, il est nécessaire de l’insérer dans nos fibres intimes. En préambule, voici un premier conseil très simple: écoutez comme la grande pianiste espagnole Alicia de Larrocha nous raconte ces histoires successives. Dans la façon de jouer de cette grande dame, vous entendrez battre tout le cœur de l’Espagne. Nous allons donc suivre ce recueil au fil de ses pro- vinces. Chacune a son caractère bien défini, chaque pièce de la Suite espagnole d’Albeniz possède une atmosphère propre au lieu qu’elle dépeint et requiert donc une “technique” particulière. Cependant, s’il faut absolument parler de “technique”, rappelons le mot de Neuhaus sur l’art du piano, qui soulignait la parenté entre le mot “technique” et le mot grec τεχυη qui veut dire “art” en général. Quelques conseils généraux de méthode et de travail avant d’entreprendre un voyage à travers les régions de l’Espagne, grâce à une œuvre empreinte de joie retenue, de sensualité brûlante et de nostalgie. Travailler la Suite espagnole d’Albeniz 68 • PIANO n°23 • 2009-2010 PÉDAGOGIE D epuis plusieurs années, au fil des conseils que nous proposons pour interpréter les grandes œuvres du répertoire pianistique, nous avons été invariablement inspiré par cette idée directrice: il ne saurait être question de dis- socier ce que l’on appelle de façon générale la “tech- nique” de notre instrument, le piano, de la musica- lité, du vrai sentiment de la musique et du soin que nous devons apporter à l’interprétation dans les moindres détails. Albeniz a composé la Suite espagnole sur une assez longue période, environ une dizaine d’années. T out a commencé par un concert qu’il donna le 24 jan- vier 1886 à Madrid, au cours duquel il joua une Suite espagnole en trois mouvements: Serenata, Sevillana et Pavana-Capricho. Le succès fut tel qu’il décida de com- pléter l’ouvrage. Au fil du temps, Albeniz ajouta des pièces jusqu’à en compter huit, et ce n’est qu’en 1901 que parut le recueil complet. Avec cette Suiteinfiniment poétique et raffinée d’Isaac Albeniz, plus que jamais peut-être, nous touchons à cette “musique pure” au sein de laquelle aucun effet extérieur n’est de mise. Ici, la notion de technique visi- ble passe au second plan, s’effaçant au profit de la sub- tilité des atmosphères, des méandres de l’âme et de l’infinie finesse de cette musique teintée tout à la fois de sensualité, de joie retenue et de nostalgie. coll. Henlé PIANO n°23 • 2009-2010 • 69 PÉDAGOGIE Syncope Maintenant, cherchons ce qui nous frappe dans le chant de la main gauche. L ’un des traits essentiels que nous allons retrouver tout au long de ces pages – pro- fondément essentiel au caractère de cette musique –, c’est la syncope. La syncope est comme un symbole, comme une image de ce déhanché de la danseuse provocante qui s’approche et s’éloigne alternativement de son cava- lier afin d’aiguillonner son désir. Heinrich Neuhaus, dans L’Art du piano, écrivait: «Las de revenir toujours sur le sujet rebattu de la syn- cope, j’ai résumé par une plaisanterie enfantine tout à fait appropriée, même pour des adultes, semble-t-il: “Madame Syncope est une personne définie, elle a un visage, une expression, un caractère qu’il est inad- missible de confondre”1.» Par ailleurs, rappelons toujours la nécessité de «pro- jeter les notes longues», afin que le chant ne s’éteigne pas trop tôt. Le son s’éteint naturellement au piano: c’est une raison supplémentaire pour appuyer Mme Syncope sur la deuxième croche du temps, afin que le son continue de résonner sous les égrènements de guitare et ne s’éteigne pas trop tôt. On peut imagi- ner la trajectoire d’une balle qu’on lance en l’air et qui doit retomber suffisamment loin. ☞N’oubliez jamais d’appuyer sur la syncope! Dissonances. Comment écouter votre morceau? Notre premier devoir, comme interprète, est évidem- ment de faire entendre toutes les notes voulues par le compositeur; les notes, mais aussi leurs rencontres! Ce que l’on nomme donc les harmonies. Parfois, des GRANADA (Serenata) Commençons donc par Grenade, aux pieds de l’Alham- bra, capitale de l’Andalousie, l’un des berceaux du fla- menco en Espagne. Sur le mont Sacromonte, célèbre pour ses grottes où les gitans jouaient de leur guitare, on s’enivrait de flamenco. Au 19e siècle, on y assistait aux “zambras”, ces fêtes où régnait l’ivresse de la danse et du chant, célébrées elles-mêmes depuis le 16e siècle. La guitare y était reine. Dès lors, rien d’étonnant à ce que cette première pièce débute par ces accords égrenés nonchalamment à la main droite, comme joués par une guitare. C’est la main gauche qui déclame avec chaleur son chant (exemple 1). Égrener l’accompagnement Ne nous y trompons pas: il n’est pas si facile d’arpé- ger régulièrement un accord, sans “bouler” les notes! Veillez tout particulièrement à ne pas presser le pas- sage du quatrième au cinquième doigt. Ce sont ces deux notes d’aigu, la et do, que nous aurions sponta- nément tendance à jouer presque ensemble. C’est que ces doigts sont naturellement moins agiles. Com- mencez donc par étudier ces accords égrenés de main droite séparément, afin d’assurer leur régularité par- faite. Il est d’ailleurs utile d’imaginer un tout petit souf- flet allant vers l’aigu, afin que l’on perçoive bien ces notes jouées par les quatrième et cinquième doigts. Veillez aussi à ne pas garder ces accords coincés au fond des touches. Au contraire, arrachez-les souple- ment, ramenez les doigts. Pour cela, faites un petit mouvement circulaire, en glissant la pulpe sur les touches, comme si vous vouliez ramener le bout des doigts vers la paume de la main. Mais surtout, écou- tez la régularité! ☞Aimez les notes aiguës et écoutez toujours leur clarté, cela développera l’agilité de vos 4e et 5e doigts. Deux premières mesures de Granada: égrenez l’accompagnement sans bouler les notes aiguës. Appuyez la syncope Exemples musicaux tirés de: Albeniz, Suite espagnole op.47 édition Urtext, G. Henle Verlag, Munich, (édition d’Ullrich Scheideler, doigtés de Rolf Koenen) © 2005, avec l’aimable autorisation de l’éditeur. rencontres harmoniques sont provoquées par une note jouée et une note non jouée, mais seulement pro- longée. Les pianistes inexpérimentés ont tendance à écouter surtout les rencontres produites par des notes harmoniques effectivement jouées en oubliant les ren- contres avec les notes qui durent, qui résonnent (retards, anticipations, syncopes, notes décalées…). C’est un principe de base, très simple qui doit vous servir pour toute musique de piano: efforcez-vous de percevoir toutes les rencontres verticales entre les notes, pas seulement avec des notes jouées. Autre- ment dit, développez votre écoute harmonique. Ici, habituez votre oreille aux dissonances: non seule- ment celle qui est formée entre le ré au pouce gauche et le do au pouce droit, mais aussi entre le fa tenu à la basse, ou le fa dans l’accord de main droite et le mi bécarre, deuxième note du triolet. Cela forme une sep- tième majeure, assez dure, et une neuvième mineure, terriblement rêche. Si vous voulez apprendre vite, votre oreille doit bien s’habituer à tous ces frottements afin, en quelque sorte, qu’elle n’ait plus peur ensuite de la dissonance… En somme, notre oreille ne peut «avancer» vers les notes suivantes que si elle n’a aucun «doute», ni «regret» coupable sur ce qu’elle vient d’entendre. C’est très important (exemple 2). ☞Lorsque vous apprenez un nouveau morceau, n’hésitez pas à insister sur l’écoute des dissonances produites par les notes jouées et les notes prolongées. C’est l’arpeggiando de la main droite qui donne la régularité du tempo Ici, naturellement, le chant principal est présenté à la main gauche et l’accompagnement est dévolu à la main droite, qui vous donnera la régularité du tempo. Calez-vous en quelque sorte sur la main droite et sur sa pulsation pour vous donner la vitesse régulière du morceau. Bien souvent, le chant représente le “cœur” de la musique. Simultanément, l’accompagnement, avec sa vitesse régulière, en est le pouls, la “raison”. Une belle interprétation ne se laisse pas déborder par le sentiment. Le cœur sent, mais la raison (représen- tée par le tempo régulier) tient la bride et doit maîtri- ser le trop-plein d’émotion. ☞L’accompagnement, avec sa vitesse régulière, doit maîtriser le temps. Il évite que l’émotion ne déborde anarchiquement. Où mettre la pédale? Que voulez-vous faire avec la pédale? Si vous la gar- dez sur la nouvelle basse, fa, à la troisième mesure et tout en jouant le triolet, alors cela mélangera les deux “fa” dont nous avons parlé avec le mi du triolet! C’est très dissonant! L ’autre solution, pour éviter ces frot- tements, est de la mettre après le mi. Choisissez ce uploads/s3/ albeniz-suite-espagnola-saggio.pdf

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