Polluées seront les âmes. Désarticulés seront les corps. Quand les cœurs ne bat

Polluées seront les âmes. Désarticulés seront les corps. Quand les cœurs ne battront plus, seule la musique sauvera le monde. Anonyme, XXI e siècle. Prélude Le monde disparut en neuf mois, telle une naissance inversée. Une civilisation venait de s’éteindre à jamais. Quand les derniers corps retournèrent à la terre et que les dernières armes tombèrent, le temps des trompettes du Jugement dernier n’était cependant pas encore venu. L’Histoire transforma son point final en une virgule déterminée. Quelques cœurs battaient encore, emplissant le silence mortuaire des terres esseulées de leur rythme régulier. Dix survivants. Dix miraculés. Ceux qui ont joué leur salut pendant que les armes crachaient leur haine, que le sang coulait, que les immeubles ployaient, que les bombes explosaient. Alors que le monde s’écroulait, ils jouaient, désireux de mourir en soutenant leur religion jusqu’à la dernière note : la musique. De leur requiem commun naquit Melody, rivière particulière qui devint la mère de la nouvelle civilisation. De son sein germèrent de nouvelles forêts, une nouvelle faune, une nouvelle flore… Et de nouvelles traditions. Mais l’eau dit que ce nouveau monde serait fait d’harmonie, et ils le nommèrent Symphonie. Un monde fraternel, solidaire, uni. Mais cela ne dura qu’un temps… Introduction Les arbres se déracinent et tombent en une pluie insolite. On dirait que les planètes se détachent du ciel pour venir s’écraser sur terre, faucher autant de vies que possible. Pourtant, les râles des victimes sont presque imperceptibles. Seule la musique est là. Je vibre au rythme de la violente mélodie. Je ne peux détacher le regard de mon guerrier de père. En tête de troupe, le menton haut, concentré, il s’applique à se battre. Le médiator danse de corde en corde entre ses doigts. Il ne fait aucune fausse note, avançant à une cadence militaire sans cesser de jouer. La mélodie qui émane de son instrument fait se dresser les poils de ma nuque. Elle m’arrache des larmes. Elle malmène ma respiration. Requiem d’un trépassé a toujours cet effet-là sur moi. Il pénètre dans mon cœur et y sème le chaos avant de s’attaquer à mes pensées pour les chambouler sans état d’âme. Maintes fois, j’ai tenté de résister à l’émotion. Maintes fois, j’ai lutté afin de rester neutre face à pareille musique. Mais j’ai toujours échoué. Requiem d’un trépassé ne me demande pas mon avis, il me happe complètement. La mélodie de mon père se mêle à celle de ses compatriotes. Malgré leurs efforts, Requiem d’un trépassé domine. Il est cruel, insatiable, destructeur. Déployés en arrière-plan, les autres sont moins calmes que mon père. Ils jouent avec rage, ils hurlent et ne rougissent pas des faux accords. La polyphonie de la troupe du clan de Hard est puissante, inflexible. Elle fait trembler la forêt environnante. Elle fissure le sol, détruit les habitations alentour. Chaque grattement de cordes engendre un dégât. Chaque son de guitare effrite un peu plus ma patience. Bientôt, il n’y a plus que le chaos. Les ennemis du clan de Hard sont morts ou s’enfuient par la mer. Un regard vers elle m’apprend qu’ils ne vont pas survivre. La musique a déchaîné les flots. Les vagues atteignent des hauteurs gigantesques. – Le coup de grâce ! lance Kaïs. Il ne vient pas de donner un ordre, contrairement à ce qu’il paraît, mais de demander l’autorisation à mon père, le chef du clan de Hard. C’est sa façon de faire. Kaïs est de loin le plus sauvage de tous. Laissez-le seul avec une guitare dans les mains et il vous détruit le monde en quelques minutes. Heureusement que mon père sait se faire respecter. – Non, l’entends-je dire. La musique s’est complètement tue. Sa voix résonne étrangement dans la désolation. Il regarde son œuvre. La fumée. La forêt déracinée. Les eaux chaotiques. Les maisons éventrées ; leur contenu se déversant comme le sang hors d’une plaie. Les corps trop abîmés pour que j’ose les observer plus d’une seconde. Le ciel s’est ouvert : il pleut à torrent. Ce n’est pas la première fois que j’assiste à un tel carnage, mais ça me fait toujours le même effet. Mes jambes sont lourdes. Même si la musique s’est arrêtée, le souvenir du grondement des guitares continue à faire vibrer mon corps. L’excitation n’a pas disparu. J’ai tellement l’habitude de regarder de loin mon père se battre avec son clan, que je suis en mesure de dire qui a fait quoi. La mer qui bouillonne aussi sûrement que la lave au cœur d’un volcan, c’est l’œuvre de la Captain’s de Julian. Depuis son enfance, son instrument parle à sa place, traduisant ses émotions, celles d’un cœur plein de rancœur et de chagrin. Il m’a toujours évoqué une eau secouée de vagues impossible à apaiser. Son histoire est pourtant tristement ordinaire. Sa mère a été enlevée. D’elle, nous n’avons retrouvé que sa guitare, cabossée, désaccordée. Morte. Rien ne vit sans musique. Sans mélodie, tout se meurt. Les arbres déracinés qui gisent pêle-mêle, la forêt les doit à la basse de Kaïs. Ce grand gaillard n’a pas eu une enfance malheureuse, loin de là. Fils unique, pourri gâté, il s’est vite découvert une passion pour la violence gratuite. Mon père l’a engagé pour lui apprendre à canaliser ce trop-plein d’énergie, et depuis qu’il a failli l’achever lors d’un duel, Kaïs lui voue une totale adoration. Le sol craquelé, fissuré, creusé de cratères fumants, est signé Coral. Il manque une corde à sa Jolie, mais elle ne s’est jamais donné la peine de la réparer. Son instrument souffre, sa mélodie est instable mais, selon elle, c’est ce qui lui donne encore plus de force. Moi, je pense que sa guitare va finir par se retourner contre elle un jour ou l’autre. Ce n’est qu’une question de temps. Les instruments ne sont pas des esclaves qu’on domine, mais une véritable partie de nous-mêmes. À la droite de mon père, le front luisant de sueur, mon frère aîné Logan. L’incendie qui dévore goulûment les maisons est sa signature. Sa LogOne est encore jeune et fragile, mais Logan la manie assez bien pour assurer le front. Mon père est fier de lui. À l’horizon, Liwath, le volcan de la région de Ténor, avale tout sur son passage. Il a été tiré de son sommeil par Slash, la guitare de mon père. Son instrument a toujours su parler aux éléments. Liwath n’était pas entré en éruption depuis des siècles. À présent, il anéantit ce qui reste du peuple de Ténor. De là où je suis, je peux le regarder se déchaîner. Je peux clairement voir sa lave engloutir aussi bien la faune et la flore que l’espoir des survivants. Certains essaient encore de jouer de leur instrument pour se défendre, mais ils se rendent vite à l’évidence : c’est sans espoir. – On se retire. L’ordre de mon père est sans appel. Je me tasse encore plus derrière mon arbre, et je regarde la troupe du clan de Hard s’éloigner sans se presser. Ils abandonnent derrière eux le chaos et reprennent la direction de Hard, tels des agriculteurs qui quittent leurs champs. Ça me fascine autant que ça me fait enrager. Le tableau est écœurant. Mon père et ses hommes dormiront bientôt dans leurs lits. Leurs victimes dormiront dans cette fosse commune improvisée qu’est devenu Ténor. Mon père passe son bras autour des larges épaules de Logan, Coral embrasse sa guitare. Kaïs taquine les blessés de la troupe. Et moi, je reste immobile. Piégé. Cette guerre n’en est qu’à son prélude. Ce n’est qu’une première bataille, une première réplique de Hard face au harcèlement incessant de Ténor, face aux incendies. Et quelle réplique ! L’éruption de Liwath détruit tout. Elle se rapproche dangereusement, mais ce corps ne craint pas le feu. Alors, malgré les fumées âcres qui commencent à nous encercler, malgré la chaleur que je sens à peine, je reste. J’attends. J’attends que leurs silhouettes ne soient plus que des points à l’horizon. J’attends que le soleil plonge derrière les falaises. Là, je ferme ces yeux qui ne sont pas les miens. Là, je prends ma décision. Le voleur de cœur doit payer. She is holding on my heart like a hand grenade Green Day, She’s a rebel I – Attends ! Kana force sur ses jambes mais je suis plus rapide qu’elle. Son mètre soixante ne fait pas le poids face à mon mètre quatre-vingts. Depuis dix ans qu’on se connaît, elle n’a jamais réussi à me rattraper. – Ralentis ! Son rire a toujours été ma mélodie préférée, juste après Sweet Child O’Mine des Guns N’Roses, même si je ne l’avouerai jamais de vive voix. Parfois, j’ai envie de m’enfuir avec elle, son cœur comme seul bagage. J’ai envie de me perdre quelque part dans le monde avec sa voix pour seul guide. Mais ça aussi, je le tais. Si tu as des mains, c’est pour caresser ton instrument. Si tu as un cœur, c’est pour qu’il batte au rythme de ta mélodie. La musique est plus jouissive qu’une femme, fiston. uploads/s3/ arroum-rawia-le-voleur-de-coeur-2016 1 .pdf

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