Dire et sous-entendre. Parler, chanter, écrire : les ruses de la parole Micheli
Dire et sous-entendre. Parler, chanter, écrire : les ruses de la parole Micheline LEBARBIER (textes réunis par) 2016, Paris, Karthala ACTE LOCUTOIRE ET DOUBLE-ENTENDRE Le calypso grivois à Trinidad (Caraïbes) Bertrand MASQUELIER La scène musicale du carnaval de Trinidad1 s’est diversifiée tout au long du XXe siècle. En premier lieu il s’est agi de la transformation, au fil du temps, des formes de calypso (ou kaiso) : un genre de chanson apparu sur la scène carnavalesque dès la fin du XIXe siècle. Une seconde diversification s’est opérée grâce à une innovation technique ; l’invention, dans les années 1930-1940, d’un nouvel instrument de percussion, le steel drum : un ensemble d’instruments de percussion d’acier rassemblés en orchestres (steel bands) de tailles plus ou moins importantes. Les frontières musicales entre calypso et les compositions instrumentales (pan music) des steel bands sont poreuses. Outre l’inclusion dans leur répertoire de morceaux adaptés des grandes compositions classiques, les steel bands jouent en partie les mélodies des calypsos les plus populaires. En retour, de nombreuses chansons (calypsos) célèbrent les performances des orchestres de percussion (steel bands), la beauté des sonorités qu’ils émettent et qui se mêlent parfois à celles des instruments (cordes, cuivre, vent, etc.) des orchestres qui les accompagnent2. 1 Trinidad fut découverte par Christophe Colomb lors de son troisième voyage. Faiblement peuplée depuis sa découverte, l’île a vu sa population croître de façon significative à partir de 1783, grâce à l’arrivée, à l’invitation du roi d’Espagne, de planteurs catholiques français et créoles euro-antillais, et de leurs esclaves d’origine africaine. L’île passera aux mains des britanniques en 1797 ; elle sera administrée directement de Londres, avec le statut de Crown Colony, jusque dans les années 1920, sous l’autorité de gouverneurs successifs. Avec Tobago Trinidad accède à l’indépendance, en 1962. 2 Pour une perspective d’ensemble sur les transformations musicales du calypso au XXeme siècle voir Guilbault (2007), et Rohlehr (1990) pour une 98 DIRE ET SOUS-ENTENDRE Le genre (musical et textuel) du calypso rassemble plusieurs styles de chansons. L’ensemble partage quelques principes communs de composition et différents styles se côtoient au sein d’une même période, comme ils se succèdent au fil du temps et de leurs transformations. Pour l’étude qui nous concerne ici, nous ne traiterons que du calypso grivois. Ce style est identifié à Trinidad par l’expression saucy calypso, qui emprunte un adjectif au lexique de l’anglais pour signifier l’effronterie de cette forme, ou par le simple substantif smut pour marquer sa grivoiserie ou son indécence. Mais l’expression préférée des Trinidadiens est celle de double-entendre : cette dernière est empruntée au lexique du créole francophone qui était parlé majoritairement dans les campagnes de l’île tout au long du XIXe siècle (Masquelier, 2011). L’expression double-entendre est particulièrement bien choisie ; elle pointe le double sémantique qui, selon les Trinidadiens, survient au plan rhétorique : le calypso grivois se présente en effet comme un récit anodin (chanté) qui se double d’un sens érotique. Toutefois le processus sémiotique du double-entendre est complexe ; les composantes sont sonores, grammaticales, sémantiques, pragmatiques ou communi- cationnelles. Sans exclure le potentiel de signifiance des constructions sonores et de la forme musicale de l’ensemble en situation de performance, la modalité du double-entendre opère en particulier sur deux plans : celui de la construction sémantique du texte (l’ensemble des unités – constructions phrastiques des lignes, succession des strophes, refrains, etc. – qui composent la chanson), et celui de la logique pragmatique qui survient dans l’échange entre chanteur et auditoire. C’est l’écart entre signification littérale de ce qui est énoncé et sens communiqué, tel qu’il est entendu, « en double », « grivois » ou « érotique », qui mérite notre attention dans les pages qui suivent. D’autant que comprendre un calypso grivois ne pose guère de problèmes à un Trinidadien passé maître dans les manières de parler locales. Les Trinidadiens sont particulièrement épris de mots d’esprit, notamment lorsqu’ils écoutent des calypsos, et ils n’hésitent pas histoire sociale de ce genre dans la période coloniale et une analyse en termes de littérature orale (2004). ACTE LOCUTOIRE ET DOUBLE-ENTENDRE (TRINIDAD, CARAÏBES) 99 à les partager à l’occasion. L’enjeu est ainsi de décrire la logique de compréhension mise en pratique par tout auditoire à l’occasion d’une performance scénique, comme elle peut jouer entre interlocuteurs lorsqu’ils sont amenés, pour une raison ou une autre, dans une conversation ou un débat par exemple, à mentionner quelques-unes des lignes d’une chanson grivoise. Nous nous proposons d’explorer ces premières remarques à partir de quelques exemples de calypsos grivois, non sans oublier la situation-type d’interlocution que leur énonciation implique et génère. Le paramètre de l’interlocution trouve expression et forme aussi bien dans le système de la langue que dans les usages langagiers qui associent discours et situations d’énonciation, comme dans les stratégies discursives qui configurent les interactions. Faire référence au contexte de situation de l’interlocution c’est prendre acte des pratiques réelles des sujets parlants. Depuis 2003 mes recherches ethnographiques à Trinidad, portent sur des situations dont l’analyse croise plusieurs points de vue : ceux de l’histoire, et de l’anthropologie (sociale) politique et linguistique. Je ne dresse aucune frontière entre les différents courants de l’anthropologie, considérant que les situations d’interlocution sont, dans cette perspective, un excellent lieu de rencontre pour en étudier les intersections. Par ailleurs, toujours dans ce cadre de travail, les situations d’interlocution, par exemple celles des performances de chansons associées au carnaval, constituent une matière qui relève des problématiques de l’ethnographie pragmatique. Going to the tents3 La situation linguistique à Trinidad reflète non seulement les conséquences de l’histoire coloniale de l’île, mais aussi celles des politiques du peuplement qui la sous-tendent. Pour suppléer à la perte de main-d’œuvre dans les plantations à partir de l’abolition de l’esclavage en 1834, qui devient définitive en 3 Cette expression idiomatique est trinidadienne. Elle décrit « l’activité à laquelle les Trinidadiens s’adonnent lorsqu’ils se rendent dans les lieux où sont présentés les calypsos de la saison. » (Masquelier, 2011 : 111) 100 DIRE ET SOUS-ENTENDRE 1840, les britanniques organisent la venue, depuis l’Inde, d’une main-d’œuvre agricole (indentured labor), et ce, jusqu'à la Première Guerre mondiale. Si le plurilinguisme caractérise Trinidad au XIXe comme au début du XXe, ce dernier siècle est marqué par une dynamique sociopolitique qui favorise l’anglais et permet de l’imposer, non sans que se maintienne une diversification entre anglais standard et des styles de parler qui varient selon les classes, et les contextes urbains et ruraux. La diversité des pratiques religieuses – celles du christianisme (catholique et protestant), de l’hindouisme, de l’islam, comme des cultes syncrétiques afro-caribéens – ajoute un niveau distinct de complexité. Chanter un calypso, comme en écouter un, est une activité qui s’inscrit, à Trinidad, dans un contexte dont les composantes renvoient à l’histoire, à l’arrière-plan socioculturel, aux cadres institutionnels, à la situation sociolinguistique de l’île. Ces composantes sont observables et descriptibles ; elles font l’objet d’ailleurs de discours qui véhiculent pour une part la représentation que les Trinidadiens se font du calypso et des « pratiques » qui lui sont associées. Ainsi, selon V. Naipaul : « Le calypso est une forme purement locale. Il n’y a pas de chanson composée hors de Trinidad qui soit un calypso. Le calypso parle d’incidents locaux, d’attitudes locales, et cela dans un langage local. Le calypso pur, le meilleur calypso, est incompréhensible à l’étranger. L’esprit et les bons mots sont fondamentaux ; sans eux une chanson, qu’elle que soit la qualité de la musique et de l’interprétation, ne peut être appelée calypso. » (Naipaul, 1994 [1962] : 80) Écrites originellement en 1962, ces lignes de Naipaul gardent leur pertinence. Les Trinidadiens se plaisent à distinguer les chansons locales, destinées aux performances locales, des compositions, reprises ou inspirées des premières parfois, mises au goût de publics autres. Il importe en effet selon eux de distinguer les lieux de production et de performance : de différencier Trinidad des lieux de destination de l’émigration caribéenne vers l’Amérique du Nord (New York, Toronto) ou l’Europe (Londres) ; et de rappeler la différence entre une production qui resterait authentique, soumise aux attentes d’un public local, de celle qui ne le serait que moins. Dans les années 1950 l’expression Manhattan calypso désignait ainsi certaines ACTE LOCUTOIRE ET DOUBLE-ENTENDRE (TRINIDAD, CARAÏBES) 101 compositions, celles d’Harry Belafonte notamment. Aujourd’hui pour souligner le caractère classique ou patrimonial (vintage) de certaines formes de calypso, ils ont recours à un terme d’origine africaine : kaiso ; ce terme serait d’origine hausa ; énoncé comme un cri lors d’un rassemblement, il vocaliserait (selon les hypothèses proposées) l’approbation, l’adhésion d’un auditoire au spectacle dont il serait le témoin. Lorsque dans les conversations le mot kaiso se substitue aujourd’hui au terme de calypso, il désigne un genre textuel dont la forme est modelée sur celle des chansons des années 1950 et 1960. Il implique de même un certain style musical, une manière de parler-chanter « à l’ancienne ». Ce mot sert enfin à rappeler la généalogie africaine de cette forme d’art verbal et musical ; dans la perspective de cette construction idéologique, il importe uploads/s3/ double-entendre-masquelier 1 .pdf
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- Publié le Mai 15, 2022
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