1 Enquête sur la disparition de l'improvisation au XVIIIe siècle Gaël Liardon A
1 Enquête sur la disparition de l'improvisation au XVIIIe siècle Gaël Liardon Avant-propos La question de l'improvisation en musique m'a préoccupé depuis mon adolescence. Je ressentais son absence dans la culture musicale dite « classique »1 comme une absurdité intolérable, et je souhaitais absolument contribuer à promouvoir une renaissance de sa pratique et de son enseignement. Dans ce but, j'ai créé en 1997 le Festival de Musique Improvisée de Lausanne, et plus récemment, en 2016, l'Ecole du même nom. Ces institutions ont permis depuis vingt-et-un ans de rencontrer de nombreux spécialistes et chercheurs, de rassembler une importante documentation2 et de développer une réflexion fondamentale sur l'improvisation en musique. Cette réflexion est essentiellement de nature pratique et pédagogique. Mais elle inclut aussi une recherche musicologique, au centre de laquelle se trouve l'énigme de la disparition de l'improvisation, car si nous souhaitons contribuer à une renaissance, c'est qu'une sorte de mort s'est produite à un moment donné. Au sujet de cette disparition se posent deux questions essentielles : quand ? et pourquoi ? C'est à ces deux questions que cet article va tenter de répondre, ou du moins de proposer des éléments de réponse. Pendant de nombreuses années, j'ai supposé que la disparition de l'improvisation avait eu lieu au cours du XIXe siècle. J'avais donc une réponse vague à la question quand, mais aucune à la question pourquoi. Ce n'est que depuis quatre ans que des discussions et des lectures m'ont amené à reculer cette hypothèse temporelle au XVIIIe siècle. Du même coup, le contexte des immenses changements sociologiques du « siècle des lumières » apportait plusieurs éléments susceptibles de répondre aussi à la question pourquoi. Dans le texte qui va suivre, je n'ai pas la prétention d'être rigoureusement scientifique. Je n'ai pas pu jusqu'à présent faire une recherche systématique sur ce sujet, et à vrai dire j'ignore si une telle recherche est possible. Je n'ai pu que rassembler des indices qui me paraissent concordants, raison pour laquelle je les présente ici sous le titre d' « enquête ». C'est une réflexion en cours, que le lecteur est invité à poursuivre et à remettre en question. Une définition de l'improvisation Il est encore nécessaire, en introduction, de préciser la définition de l'improvisation sur laquelle je m'appuie. En effet, le mot « improvisation » recouvre des pratiques, des points de vue, et donc des définitions diverses. Selon moi elles sont toutes aussi valables et respectables les unes que les autres, mais si le lecteur n'adopte pas mon optique, au moins momentanément, la lecture de ce texte risque de ne déboucher que sur des malentendus. En particulier, il existe aujourd'hui une approche de l'improvisation qu'on peut nommer « improvisation libre ». Grosso modo, elle considère l'improvisation comme un acte de création spontané et non préparé. A l'extrême, elle vise à produire une musique dépourvue de références à des styles existants. Cette démarche est réelle, et elle est sans doute liée à l'esthétique et à la pensée de la musique dite contemporaine ou atonale apparue au début du XXe siècle. Je ne conteste pas sa 1 Je mets ce mot entre guillemets, car il me semble discutable. Une définition sera proposée dans la conclusion, et un développement de ce sujet sera proposé dans un prochain article. 2 Cette documentation est progressivement publiée sur nos sites internet, où elle est disponible gratuitement. 2 légitimité, mais je dois néanmoins préciser clairement que cette définition est sans rapport avec mon propos. Selon ma définition, l'improvisation n'est pas un mode particulier de production de la musique. Je considère au contraire qu'elle est son mode de production primordial et le plus naturel. J'entends par là que la musique fonctionne comme un langage, et donc qu'improviser signifie simplement parler couramment la musique. Pour préciser encore cette définition, j'utiliserai une analogie avec les méthodes d'apprentissage des langues, dans lesquelles on distingue deux modes3: a) le mode passif, dans lequel on répète des phrase qu'on entend, et on lit des phrases ; b) le mode actif, dans lequel on compose soi-même des phrases avec les éléments de vocabulaire et de grammaire qu'on a acquis grâce au mode passif. Je définis donc l'improvisateur en musique comme quelqu'un qui pratique le langage musical en mode actif. Il ne s'agit donc pas d'un musicien capable de « créer » ni même d'être « original ». Il est simplement capable de s'exprimer en musique comme dans un langage qu'il a appris. A contrario, je considère qu'un musicien qui ne peut pratiquer la musique qu'en tant qu'interprète d'une œuvre composée par autrui, à laquelle il accède par le biais de la lecture, comme quelqu'un qui ne maîtrise que le mode passif, et donc qui pratique la musique à la façon d'une langue morte. Cette définition étant posée, je vais maintenant exposer et développer les trois indices tendant à situer le début de la disparition de l'improvisation au XVIIIe siècle, et qui simultanément peuvent en expliquer la cause. Ces trois indices sont : 1) le passage de la tradition orale à la tradition écrite, 2) la simplification et la déprofessionnalisation de la formation musicale, 3) la division technique du travail. 1) Passage de la tradition orale à la tradition écrite Le fait que jouer de la musique soit devenu exclusivement un acte de lecture dans la tradition « classique » a fait perdre de vue une réalité pourtant évidente et fondamentale qu'il convient de rappeler ici, à savoir que si la musique existe probablement depuis la naissance de l'humanité4, l'origine de notre système de notation musicale ne remonte qu'au IXe siècle avec l'invention des neumes. Donc pour commencer il est indispensable de rappeler que la très grande majorité de la musique n'a jamais été écrite, et qu'avant l'apparition d'une notation, faire de la musique était vraisemblablement une combinaison d'apprentissage par cœur et d'improvisation. Et même lorsqu'on parle de l' « histoire de la musique » européenne, telle qu'elle est généralement enseignée dans les écoles et dans les livres, il faut se souvenir qu'on ne parle en réalité que de l'histoire de la musique écrite, et que d'immenses traditions orales ont existé en parallèle, dont il ne reste pas ou que peu de traces. Accessoirement, le caractère oral de ces traditions n'autorise en aucun cas à supposer qu'elles étaient moins développées que les traditions utilisant l'écriture. Nous devons donc envisager que, en regard de l'histoire de la musique considérée dans son ensemble, une tradition qui 3 J'emprunte en particulier les concepts qui suivent à la méthode Assimil. 4 Soit il y a au moins 300'000 ans, selon la récente découverte de Jebel Irhoud au Maroc. 3 ne pratique pas l'improvisation soit une rareté et peut-être même une anomalie. Ce qui nous intéresse maintenant est le développement de la notation musicale européenne entre le IXe siècle et le XVIIIe siècle. Durant toute cette période, nous observons la passage graduel d'une tradition entièrement orale à une tradition entièrement écrite. Ceci nous permet de réaliser que le passage de l'oralité à l'écrit n'est pas un passage on/off, et qu'il existe de nombreuses pratiques mixtes entre ces deux extrêmes. Entre le IXe siècle et le XVIIIe siècle, donc, la notation musicale n'est jamais entièrement explicite. A plusieurs niveaux, elle est incomplète, et ne peut être lue que par quelqu'un qui possède un certain nombre d'informations implicites. A l'origine, une pièce de plain-chant notée en neumes ne peut être lue que par quelqu'un qui la connaît déjà, l'ayant apprise oralement. Comme l'écrivait Jacques Viret : « La notation neumatique servait alors simplement d’aide-mémoire : elle n’eût été d’aucune utilité à ceux qui n’auraient pas appris les mélodies préalablement »5. Une étape importante fut franchie grâce à l'invention de Guido d'Arezzo (992 - après 1033), qui, en inventant le système de la solmisation, associé au développement de la notation diastématique, rendit possible le fait de lire une mélodie qu'on n'avait pas entendue auparavant. Cette innovation d'une importance historique colossale fut attestée par le pape lui-même, ainsi qu'on peut le lire dans un document appelé Epistola de ignoto cantu, ou "Lettre au moine Michel". J'insiste une dernière fois sur le fait que ce document prouve qu'auparavant, il était impossible et même inconcevable d'utiliser la notation musicale comme autre chose qu'un aide-mémoire6. Décrire l'évolution subséquente de la notation musicale dépasserait largement le propos de cet article, mais on peut dire en résumé qu'elle a consisté à progressivement en éliminer les ambiguïtés et en accroître la précision. Même si l'invention de Guido permettait désormais de déchiffrer la musique, il n'en restait pas moins que cela pouvait prendre beaucoup de temps. On peut citer à ce sujet un passage du traité « anonyme 4 » qui explique que les précisions apportées par la notation franconienne permettaient d'apprendre en une heure une pièce qui en aurait auparavant nécessité sept, au temps de la notation modale7. Pendant des siècles il semble peu probable qu'on ait pu exécuter une musique prima vista8, en particulier à cause du fait que jusqu'au début du XVIIe siècle les altérations accidentelles (appelées musica ficta) n'étaient majoritairement pas uploads/s3/ enquete-sur-la-disparition-de-l-x27-improvisation.pdf
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- Publié le Dec 26, 2022
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