Études de communication langages, information, médiations 48 | 2017 Rapports so

Études de communication langages, information, médiations 48 | 2017 Rapports sociaux et hégémonie. Conflictualités dans les espaces publics (2) Exposer le racisme. Exhibit B et le public oppositionnel Exhibiting Racism. Exhibit B and the oppositional public Maxime Cervulle Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/edc/6775 DOI : 10.4000/edc.6775 ISSN : 2101-0366 Éditeur Université Lille-3 Édition imprimée Date de publication : 1 juin 2017 Pagination : 37-54 ISBN : 978-2-917562-17-8 ISSN : 1270-6841 Référence électronique Maxime Cervulle, « Exposer le racisme. Exhibit B et le public oppositionnel », Études de communication [En ligne], 48 | 2017, mis en ligne le 01 juin 2017, consulté le 02 mai 2019. URL : http:// journals.openedition.org/edc/6775 ; DOI : 10.4000/edc.6775 © Tous droits réservés 37 Exposer le racisme. Exhibit B et le public oppositionnel Exhibiting Racism. Exhibit B and the oppositional public Maxime Cervulle Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis, EA 3388 – CEMTI Centre d’études sur les médias, les technologies et l’internationalisation maxime.cervulle@univ-paris8.fr 38 Maxime Cervulle Résumé / Abstract Comment se distribue la légi- timité à dire le racisme, selon quels critères de partages et en vertu de quelle conception de l’objet à propos duquel on cherche à s’exprimer ? La médiatisation de la controverse autour d’Exhibit B, installation-performance mise en scène par Brett Bailey et présentée en région parisienne à la fin de l’année 2014, constitue un cas intéressant pour esquisser quelques pistes de réponses. Présentée comme antiraciste, l’œuvre fut confrontée à une forte contestation menée par des collectifs dont l’antiracisme re- vendiqué se fonde sur une définition antagoniste. Toutefois, plutôt que de mettre en scène un conflit définition- nel, la presse nationale quotidienne qui se fait l’écho de cette controverse participe de la délégitimation de la contestation en renvoyant à la fois le public oppositionnel d’Exhibit B à un excès politique et à une incompétence esthétique. Mots-clés : racisme, publics, théâtre, représentation, presse. How is legitimacy to speak of rac- ism distributed? Media coverage of the controversy surrounding Exhibit B, an installation performance directed by Brett Bailey and presented in the Par- is area in 2014, is an interesting case with which to consider some possible answers to this question. Although presented as anti-racist, Bailey’s work elicited strong protests on the part of groups whose conception of anti-rac- ism is antagonistic in nature. However, rather than staging a definitional con- flict, the national daily press, in its cov- erage of this controversy, contributed to the delegitimization of the protest by casting the oppositional public of Exhibit B both as politically excessive and aesthetically incompetent. Keywords: racism, public, theater, representation, press. 39 Exposer le racisme. Exhibit B et le public oppositionnel Exhibiting Racism. Exhibit B and the oppositional public On dit « on va voir... » mais voir quoi ? Pourquoi dois-je voir ? Que dois- je voir qui va me faire comprendre que l’esclavage et le colonialisme étaient condamnables ? Me montrer des mains coupées comme celles qui l’étaient sous Léopold II au Congo dans les exploitations de caoutchouc ? Ce que je vois ? Je ne vois rien ! Je vois une performance. J’interroge cette injonction à voir. Françoise Vergès (Vergès et Mestre, 2017, 103). Comment donner à voir le racisme ? Quelles sont les conditions d’une représentation qui parvienne à en transmettre toute la violence, à la rendre sen- sible et tangible, sans pour autant la reproduire ? Comme l’écrit Achille Mbembe (2013, 23), « de la race (ou du racisme), l’on ne peut parler que dans un langage fatalement imparfait, gris, voire inadéquat ». C’est toutefois à cette fatalité que doit se heurter tout discours critique qui tend à dire le refus du présent racial. L’installation-performance Exhibit B du metteur en scène sud-africain Brett Bailey, et plus particulièrement la controverse à laquelle elle a donné lieu lors de sa programmation fin 2014 au Théâtre Gérard Philipe (TGP) de Saint-Denis et au Centquatre à Paris, constitue un cas intéressant pour emprunter cette voie de questionnement. Présentée comme une œuvre antiraciste, Exhibit B propose une déam- bulation parmi une série de douze tableaux vivants qui, en reconstituant des pans de l’histoire (post)coloniale, exposent la violence à laquelle les corps noirs ont été et sont soumis1. Les comédien·ne·s enchaîné·e·s, encagé·e·s ou bâillonné·e·s, immobiles et silencieux/cieuses en leurs décors, renvoient le regard que porte sur eux les spectateurs/trices. Pour Sabine Cessou (Libéra- tion, 8 décembre 2014), « la performance vise à retourner le procédé du ‘zoo humain’ à l’envoyeur, avec des acteurs noirs qui fixent le visiteur, soutiennent son regard et ne le lâchent pas des yeux ». L’œuvre suscite toutefois l’émoi de certains collectifs antiracistes : après avoir déclenché une vaste polémique à Londres, qui a abouti à la déprogrammation de la pièce par le Barbican en septembre 2014, une contestation se lève en région parisienne. De pétition en tracts, de billets de blogs en rassemblements, une mobilisation s’organise sous l’impulsion d’un collectif ad hoc, intitulé Contre Exhibit B, de la Brigade Anti-Négrophobie et, dans une moindre mesure, du Conseil représentatif des associations noires (CRAN). Celle-ci donne cependant à voir les divisions qui parcourent le champ antiraciste : des associations, comme le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap), la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) ou la Ligue des droits de l’homme (LDH), s’insurgent contre les demandes d’annulation et défendent la nécessité de ce type d’œuvre2. La controverse prend néanmoins une telle ampleur qu’elle 1 Pour une présentation détaillée de la pièce, voir Maire (2016). 2 Communiqué de la LDH, de la Licra et du Mrap, « Exhibit B : un spectacle qui ne doit pas être interdit ou annulé ». Paris, 21 novembre 2014. 40 Maxime Cervulle suscite des prises de position de la maire de Paris et de la ministre de Culture en faveur de l’œuvre et de sa programmation, en particulier lorsque le collectif Contre Exhibit B saisit en référé le tribunal administratif de Paris afin d’obtenir l’interdiction du spectacle pour « atteinte à la dignité humaine »3. La controverse autour d’Exhibit B met en tension diférentes formes d’an- tiracisme, chacune porteuse d’une conception du racisme et des moyens de lutte appropriés à cette conception. Dans cet article, je m’intéresserai particu- lièrement à la médiatisation de cette controverse, en partant d’un corpus de 41 articles publiés dans la presse nationale quotidienne. Constitué via Europresse, ce corpus comprend l’ensemble des articles contenant le nom « Exhibit B » publiés dans les quotidiens français entre le 27 novembre 2013 (à l’occasion de la première représentation d’Exhibit B à Paris) et le 17 septembre 2015. Ils ont été publiés dans Aujourd’hui en France, La Croix, Le Figaro, L’Humanité, Libération et Le Monde, mais c’est avant tout dans la presse de gauche et centre-gauche que se déploie la controverse4. La médiatisation de l’œuvre et de la contro- verse qu’elle suscite se déroule essentiellement dans les pages « Culture » des quotidiens, et une part conséquente des journalistes qui y prennent part sont spécialisé·e·s dans le journalisme culturel, voire dans la critique de théâtre. Les articles se répartissent à parts égales en trois principales catégories : des reportages, qui relatent les manifestations contre l’œuvre ; des tribunes, avant tout écrites par des universitaires et des artistes ; et enfin, des comptes-rendus de l’installation-performance ou des portraits de Brett Bailey présentant sa trajectoire biographique et artistique. L’analyse de ce corpus a pour but d’interroger les dynamiques de défini- tion conflictuelle de l’antiracisme dans la presse quotidienne nationale, saisie comme une arène de discours spécifique dotée d’un fort pouvoir de dé/légiti- mation et qui, à ce titre, participe de la redéfinition des contours des publics. Si l’on comprend le public comme étant lui-même « un espace discursif [...] qui existe grâce à l’adresse qui lui est faite » (Warner, 2014, 67, mes italiques), on peut s’interroger sur la manière dont la presse participe de la formation du public imaginé d’Exhibit B, mais surtout de la façon dont, en représentant les manifestant·e·s et pétitionnaires mobilisé·e·s contre l’œuvre, elle contribue à les reconnaître ou non comme public, et donc à les rendre plus ou moins susceptibles de faire entendre des revendications. La question de la distribu- tion de la légitimité à dire le racisme recoupe donc, dans le cas de la presse quotidienne, celle de la capacité de publics donnés à apparaître sous une forme politique reconnaissable (Butler, 2016). Dans la présente controverse, la mobilisation contre Exhibit B est très majoritairement disqualifiée par la 3 La requête sera déboutée le mardi 9 décembre 2014. Le collectif saisira ensuite sans succès le Conseil d’État. 4 Les quarante-et-un articles du corpus se répartissent de la façon suivante : Libération (18 articles), Le Monde (9), Aujourd’hui en France (6), L’Humanité (5), La Croix (2), Le Figaro (1). 41 Exposer le racisme. Exhibit B et le public oppositionnel Exhibiting Racism. Exhibit B and the oppositional public presse, par le biais d’une représentation de ses acteurs comme incompétents en matière de jugement esthétique et excessifs sur le plan politique. En tant que scène d’apparition, la presse est un uploads/s3/ exposer-le-racisme-exhibit-b-et-le-public-oppositionnel.pdf

  • 13
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager