- 1 - LES CARACTÈRES DE L’ŒUVRE : POUR UNE ANALYSE ESTHÉTIQUE Jérôme Lèbre Dans

- 1 - LES CARACTÈRES DE L’ŒUVRE : POUR UNE ANALYSE ESTHÉTIQUE Jérôme Lèbre Dans la recherche du sens unitaire de l’art et de ses produits, Hegel est incontournable. Mais on ne voit pas assez que le philosophe de la synthèse absolue est également à la recherche d’une analyse absolue ; que sa réflexion sur la notion de système est au service d’une saisie précise des composantes de l’œuvre. Et pourtant, depuis Leibniz jusqu’à Hegel et au-delà, en passant par le romantisme (nullement fondé, comme on le croit souvent, sur une esthétique de la contemplation immédiate et ineffable), l’analyse systématique a un nom : la caractéristique. Celle-ci a pour but de dégager et d’articuler les éléments matériels ou les concepts qui entrent en jeu dans un être composé. Elle est, au sens propre, une caractérisation, qui dégage la singularité de son objet et montre comment ce dernier, en impliquant dynamiquement la diversité de ses propriétés, devient une œuvre. Ce dynamisme englobe l’acte de création et de contemplation et se retrouve jusque dans les qualités subjectives d’une personne représentée dans un portrait ou un drame (le personnage, en allemand comme en anglais, est aussi un « Charak/cter »). La caractéristique montre alors sa pertinence dans son refus catégorique de toute approche psychologisante de l’œuvre : elle est à l’opposé de la caractérologie que pourfendront à juste titre la psychanalyse et le structuralisme. Elle s’ancre bien plutôt (comme peut le souhaiter la critique artistique contemporaine) sur les propriétés du signe, du langage, du discours. Une nouvelle science de l’art ? Dans l’introduction aux Leçons sur l’esthétique, mais aussi dans le corps du texte, Hegel affirme la teneur scientifique de l’observation philosophique, qui développe toujours la nécessité intérieure ou la nature « logico- métaphysique » de l’objet1. Il écarte les descriptions prétendument esthétiques, mais sans concept, qui s’en tiennent à des affirmations vagues (le ciel, les fleurs, les animaux sont beaux…) ou se perdent dans une infinité de détails2. Il critique plus précisément l’observation empirique qui prétend dégager par analyse des déterminations universelles, mais n’obtient paradoxalement qu’un nombre indéfini de déterminations particulières, isolées, sans lien logique, donc non-vraies3. C’est ainsi que l’« analyse d’entendement »4, en décomposant un poème, le vide de sa substance, et n’obtient qu’un commentaire prosaïque. La prose est d’ailleurs toujours proche de la psychologie empirique : l’entendement analytique ne peut comprendre un personnage (Charakter) de Homère ou de Shakespeare, parce qu’il le saisit d’une manière unilatérale, et en déduit une loi formelle sur la psychologie humaine qui dénature le contenu esthétique. Au-delà de la polémique et dès la toute première approche positive de l’observation scientifique du beau et de l’art, il est déjà question de caractéristique5. Hegel attribue l’usage du terme à Aloys Hirt, un historien de l’art contemporain, auteur d’un article dans Die Horen, la revue fondée par Schiller : « la base d’une évaluation juste du beau et d’une formation du goût serait le concept du Caractéristique (der Begriff des Charakteristischen) ». Hegel résume ainsi l’article : nous devons diriger notre attention sur les marques individuelles (die individuellen Merkmale) qui constituent l’essence d’une œuvre. Ces marques, ces caractères, expriment la loi de l’art (Kunstgesetz). Chacun d’eux est « une individualité déterminée, par laquelle se distinguent les formes, le mouvement et les gestes, la figure et l’expression, la couleur locale, la lumière et l’ombre, le contraste et la posture, et cela comme l’exige la pensée préalable de l’objet ». Le caractère est ici un aspect particulier du mode d’expression de l’œuvre. Il sert de tracé indicatif (Bezeichnung) pour l’ensemble du contenu exprimé : ainsi, dans une œuvre dramatique, tous les détails doivent être soumis à l’unité de l’action. Le caractéristique s’oppose donc à la présence du détail « oiseux » et « superflu ». Hegel cite ensuite une critique adressée à cette caractéristique par J. H. Meyer : rien n’empêche que les caractères d’une œuvre soient exagérés, qu’ils soient poussés jusqu’à la caricature, et donc jusqu’à la laideur. La cohérence formelle d’une œuvre n’est pas garante de sa beauté, si bien que Hirt ne dit pas ce qui est caractéristique du beau. A l’opposé, l’idéalisme esthétique de Meyer prétend évaluer l’œuvre en fonction de sa signification esthétique. Il mène ainsi à une conception purement symbolique de l’art : l’œuvre se voit dotée 1 Hegel, Vorlesungen über die Ästhetik [Leçons sur l’Esthétique], Werke (voir abréviations utilisées) 13, p. 26-27. 2 Ibid., Werke 13, p. 14-15 ; cf. Werke 14, p. 264. 3 Ibid., Werke 13, p. 152, p. 174. 4 Ibid., Werke 13, p. 281 ; sur la suite, cf. p. 311. 5 Ibid., Werke 13, p. 33. - 2 - (comme le mot, précise Hegel) d’une âme et d’un sens situés au-delà d’elle. Nous nous trouvons donc en présence d’une contradiction dialectique : la caractéristique détermine l’œuvre, mais seul l’idéalisme esthétique caractérise le beau1. Caractère, signe, symbole. Hegel tranche sans ménagement cette contradiction : « Avec cette exigence de la signification de l’œuvre, on ne va pas plus loin, et on ne dit pas grand chose d’autre, qu’avec le principe du caractéristique formulé par Hirt »2. Phrase étonnante : pour Hegel lui-même, l’œuvre n’est-elle pas le signe de l’esprit ? L’art n’a-t-il pas sa signification, sa Bedeutung, au-delà de ses productions, dans l’idée philosophique qu’il tente d’exprimer sensiblement ? L’Encyclopédie3 définit elle-même la beauté comme le signe de l’idée, en tant qu’elle unit immédiatement (trop naturellement) la nature et l’esprit, et contient en elle-même son dépassement par l’unité spirituelle, absolue, de ces deux extrêmes. Cependant, l’idéal de la signification a beau s’opposer formellement à la recherche des caractères de l’œuvre, cette contradiction, dit ici Hegel, n’a pas de contenu. On avancera en se demandant en quoi l’œuvre est symbole. Certes, elle s’oppose au signe arbitraire, immotivé, ou prosaïque, qui renvoie, grâce à la suppression immédiate de sa face sensible, à une signification spirituelle. Une précision s’impose cependant. Le symbole est, dans la sémiologie hégélienne, déficient par rapport au signe arbitraire : il soumet le langage au lien naturel, à la fois figé et ambigu, entre signifiant et signifié, comme le lion renvoie au courage. Mais le symbole est également déficient dans le domaine de l’art. Il ne correspond qu’à son balbutiement au cœur de la nature, l’esprit commençant à s’exprimer à travers ce qui n’est pas lui : une matière inerte (la pierre, le métal) ou une organisation vivante (l’organisme). L’architecture, essentiellement symbolique, ne peut signifier l’esprit qu’à travers les caractères généraux et abstraits de l’organisation naturelle (l’équilibre, l’harmonie des formes), ou à travers les formes élaborées, pré-spirituelles, de cette organisation (les volutes végétales). Il se crée alors un écart entre l’art proprement symbolique et le symbolisme inhérent à l’ensemble de l’art, selon lequel toute œuvre est un signe motivé de l’esprit : cet aspect marginal, puis central du symbole serait bien dangereux à notre époque où seule la sémiologie nous garde de l’interprétation oiseuse, en particulier psychologique4. Mais pour Hegel, la sémiologie elle-même n’est qu’un moment de la psychologie spéculative, qui garantit la maîtrise du signe. Que nous apprend cette psychologie ? Que chaque sujet se définit, non par son tempérament, déterminé par sa constitution corporelle, ni par son caractère naturel, inscrit dans sa physionomie, mais par son caractère essentiel. Ce dernier est l’intensification sensible de toute l’activité humaine5 ; il se manifeste activement dans tous les actes d’un sujet. Il a donc un côté formel (énergétique, intensif) et un contenu, une œuvre, c’est-à-dire qu’il tend vers la réalisation d’un certain nombre de buts6. Par son caractère essentiel, chaque homme donne une teneur singulière plus ou moins forte à ce qui n’était, chez l’animal, qu’un habitus spécifique. Or ce passage du caractère naturel au caractère essentiel change le statut même du signe7. Tant que chaque individu est caractérisé par son aspect physique, sa physionomie, on ne quitte pas l’économie naturelle du signe : on considère le corps comme son « être originaire »8, et on interprète les traits physiques comme autant de symboles d’une détermination psychologique. Mais ces symboles ne disent rien de la capacité à agir, à œuvrer, de chacun. Par suite, l’essentiel est toujours l’œuvre elle-même comme processus qui se caractérise de lui-même en se développant9. Tels sont les principes de l’économie spirituelle du signe10 : le corps est bien signe de l’âme, mais seulement en tant qu’il est façonné par elle, qu’il est son œuvre, « un signe qui n’est pas resté une chose 1 Ibid., Werke 13, p. 37. 2 Id., Vorlesungen über die Ästhetik [Leçons sur l’Esthétique], Werke 13, p.37. 3 Id., Encyclopédie…, § 556. 4 Cf. Paolo d’Angelo, Simbolo et arte in Hegel, Roma, Laterza, 1989 ; Derrida, « le Puits et la pyramide », in Marges de la philosophie, Paris, Editions de Minuit, 1970, p. 79-127 ; André Hirt, Versus : Hegel et la philosophie à l’épreuve de la poésie, Paris, Kimé, 1999. 5 Cf. ibid., § 400, Remarque. 6 Cf. ibid., § 401, Addition. 7 C. Malabou, L’Avenir de Hegel, Paris, Vrin, 1996, IV, p. 95-110. 8 Hegel, Die uploads/s3/ jerome-lebre-les-caracteres-de-l-x27-oeuvre-chez-hegel-pour-une-analyse-esthetique.pdf

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