La Mettrie L’art de Jouir Et quibus ipsa modis tractetur blanda Voluptas Lucrèc
La Mettrie L’art de Jouir Et quibus ipsa modis tractetur blanda Voluptas Lucrèce Plaisir, Maître souverain des hommes et des dieux, devant qui tout disparaît, jusqu’à la raison même, tu sais combien mon cœur t'adore, et tous les sacrifices, qu'il t'a faits. J'ignore si je mériterai d'avoir part aux éloges que je te donne ; mais je me croirais indigne de toi, si je n'étais attentif à m’assurer de ta présence, et à me rendre compte à moi-même de tous tes bienfaits. La reconnaissance serait un trop faible tribut, j'y ajoute encore l'examen de mes sentiments les plus doux. Dieu des belles âmes, charmant plaisir, ne permets pas que ton pinceau se prostitue à d'infimes voluptés, ou plutôt à d'indignes débauches qui font gémir la Nature révoltée. Qu’il ne peigne que les feux du fils de Cypris mais qu’il les peigne avec transport. Que ce Dieu vif, impétueux, ne se serve de la raison des hommes que pour la leur faire oublier : qu'ils ne raisonnent que pour exagérer leurs plaisirs et s'en pénétrer ; que la froide Philosophie se taise pour m’écouter. Je sens les respectables approches de la volupté. Disparaissez, courtisanes impudiques ! Il sortit moins de maux de la boîte de Pandore, que du sein de vos plaisirs. Eh ! que dis-je ! de plaisirs ! En fut-il jamais sans les sentiments du cœur ? Plus vous prodiguez vos faveurs, plus vous offensez 1’amour qui les désavoue. Livrez vos corps aux satyres ; ceux qui s'en contentent, en sont dignes ; mais vous ne l’êtes pas d’un cœur né sensible. Vous vous prostituez en vain, en vain vous cherchez à m’éblouir par des charmes vulgarisateurs ; ce n'est point la jouissance des corps, c'est celle des âmes qu’il me faut. Tu l'as connue, Ninon, cette jouissance exquise durant le cours de la plus belle vie ; tu vivras éternellement dans les fastes de l'amour. Vous, qui baissez les yeux aux paroles chatouilleuses, précieuses et prudes, loin d’ici ! La volupté est dispensée de vous respecter, d'autant plus que vous n’êtes pas vous-même, à ce qu'on dit, si austères dans le déshabillé. Loin d’ici surtout race dévote, qui n’avez pas une vertu pour couvrir vos vices ! Belles qui voulez consulter la raison pour aimer, je ne crains pas que vous prêtiez l'oreille à mes discours ; elle n’en sera point alarmée. La raison emprunte ici, non le langage, mais le sentiment des Dieux. Si mon pinceau ne répond pas à la finesse et à la délicatesse de votre façon de sentir, favorisez-moi d'un seul regard ; et l'amour qui s est plu à vous former, qui s'admire sans cesse dans le plus beau de ses ouvrages, fera couler de ma plume la tendresse et la volupté, qu'il semblait avoir réservées pour vos cœurs. Je ne suivrai point les traces de ces beaux esprits, précieusement néologues et puérilement entortillés ; ce vif troupeau d’imitateurs d'un froid modèle glacerait mon imagination chaude, et voluptueuse ; un art trop recherché ne me conduirait qu'à des jeux d'enfant que la raison proscrit, ou à un ordre insipide que le génie méconnaît et que la volupté dédaigne. Le bel esprit du siècle ne m'a point corrompu ; le peu que la Nature m’en réservait, je l'ai pris en sentiments. Que tout ressente ici le désordre des passions, pourvu que le feu qui m'emporte soit digne, s'il se peut, du Dieu qui m'inspire ! Auguste Divinité qui protégeas les chants immortels de Lucrèce, soutiens ma faible voix. Esprits mobiles et déliés, qui circulez librement. dans mes veines, portez dans mes écrits cette ravissante volupté, que vous faites sans cesse voler dans mon cœur. Ö vous, tendres, naïfs ou sublimes interprètes de la volupté, vous qui avez forcé les Grâces et les Amours à une éternelle reconnaissance, ah ! faites que je la partage. S'il ne m’est pas donné de vous suivre, laissez-moi du moins un trait de flamme qui nie guide, comme ces comètes qui laissent après elles un sillon de lumière qui montre leur route. Oui, vous seuls pouvez m'inspirer, enfants gâtés de la Nature et de l'Amour, vous que ce Dieu a pris soin de former lui-même, pour servir à des projets dignes de lui, je veux dire, au bonheur du genre humain ; échauffez-moi de votre génie, ouvrez-moi le sanctuaire de la Nature éclairé par l'amour ; nouveau, mais plus heureux Prométhée, que j'y puise ce feu sacré de la volupté, qui dans mon cœur, comme dans son temple, ne s'éteigne jamais ; et qu’Epicure enfin paraisse ici, tel qu'il est dans tous les cœurs. Ö Nature, ô Amour, puissé-je faire passer dans l'éloge de vos charmes tous les transports avec lesquels je sens vos bienfaits ! Venez, Phylis, descendons dans ce vallon tranquille ; tout dort dans la Nature, nous seuls sommes éveillés ; venez sous ces arbres, où ]'on n’entend que le doux bruit de leurs feuilles ; c'est le Zéphire amoureux qui les agite ; voyez comme elles semblent planer l'une sur l'autre et vous font signe de les imiter. Parlez,. Phylis, ne sentez-vous pas quelque mouvement délicat quelque douce langueur qui vous est inconnue ? Oui, je vois l'heureuse impression que vous fait ce mystérieux asile ; le brillant de vos yeux s'adoucit, votre sang coule avec plus de vitesse, il élève votre beau sein, il anime, votre, cœur innocent. En quel état suis-je ! Quels nouveaux sentiments, dites vous !... venez. Phylis, je vous les expliquerai. Votre vertu s'éveille, elle craint la surprise même qu'elle a ; la pudeur semble augmenter vos inquiétudes avec vos attraits ; votre gloire rejette l'amour, mais votre cœur ne le rejette pas. Vous vous révoltez en vain, chacun doit suivre son sort ; pour être heureux il n'a manqué au vôtre que l’amour ; vous ne vous priverez pas d’un bonheur qui redouble en se partageant ; vous n'éviterez pas les pièges que vous tendez à l'Univers : qui balance a pris son parti. Ô si vous pouviez seulement sentir l'ombre des plaisirs que goûtent deux cœurs qui se sont donnés l'un à l'autre, vous redemanderiez à Jupiter tous ces ennuyeux moments, tous ces vides de la vie que vous avez passés sans aimer ! Quand une belle s’est rendue, qu'elle ne vit plus que pour celui qui vit pour elle ; que ses refus ne sont plus qu'un jeu nécessaire ; que la tendresse qui les accompagne autorise d'amoureux larcins, et n'exige plus qu'une douce violence ; que deux beaux yeux, dont le trouble augmente les charmes, demandent en secret ce que la bouche refuse ; que l'amour éprouvé de l'amant est couronné de myrtes par la vertu même ; que la raison n'a plus d'autre langage que celui du cœur ; que... les expressions me manquent, Phylis, tout ce que je dis n'est pas même un faible songe de ces plaisirs. Aimable faiblesse ! douce extase ! C'est en vain que l’esprit veut vous exprimer, le cœur même ne peut vous comprendre. Vous soupirez, vous sentez les douces approches du plaisir ! Amour, que tu es adorable ! si ta seule peinture peut donner des désirs, que ferais-tu toi-même ? Jouissez, Phylis, jouissez de vos charmes : n'être belle que pour soi, c'est l'être pour le tourment des hommes. Ne craignez ni l'amour, ni l'amant ; une fois maîtresse de mon cœur, vous le serez toujours. La vertu conserve aisément les conquêtes de la beauté. J'aime, comme on aimait avant qu'on eût appris à soupirer, avant qu’on eût fait un art de jurer la fidélité. Amour est pauvre : je n'ai qu'un cœur à vous offrir, mais il est tendre comme le vôtre. Unissons-les, et nous connaîtrons à la fois le plaisir, et cette tendresse plus séduisante qui conduit à la plus pure volupté des cœurs. Quels sont ces deux enfants de différent sexe qu'on laisse vivre seuls paisiblement ensemble ? Qu’ils seront heureux un jour ! Non, jamais l'amour n'aura eu de si tendres, ni de si fidèles serviteurs. Sans éducation et par conséquent sans préjugés, livrés sans remords à une mutuelle sympathie, abandonnés à un instinct plus sage que la raison, ils ne suivront que ce tendre penchant de la Nature, qui ne peut être criminel, puisqu'on ne peut y résister. Vovez ce jeune garçon ; déjà il n'est plus homme sans s’en apercevoir. Quel nouveau feu vient de s'allumer dans ses veines ! quel chaos se débrouille ; il n'a plus les mêmes goûts, ses inclinaisons changent avec sa voix. Pourquoi ce qui l'amusait l’ennuie-t-il ? Tout occupé, tout étonné de son nouvel être, il sent, il désire, sans trop savoir ce qu'il sent, ni ce qu'il désire : il entrevoit seulement, par l’envie qu’il a d'être heureux, la puissance de le devenir. Ses désirs confus forment une espèce de voile, qui dérobe à sa vue le bonheur qui l'attend. Consolez- vous, jeune berger, le flambeau de l'amour dissipera bientôt les images qui retardent vos beaux jours ; les plaisirs après lesquels vous soupirez uploads/s3/ l-x27-art-de-jouir.pdf
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- Publié le Jan 28, 2021
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