Revue des Études Grecques L'hexatonique grec d'après Nicomaque Jacques Chailley
Revue des Études Grecques L'hexatonique grec d'après Nicomaque Jacques Chailley Résumé Les divers passages du traité de musique où Nicomaque de Gérase décrit l'ancien heplacorde qui aurait précédé l'octocorde diatonique classique n'ont pas été expliqués. Ils sont obscurs et parfois contradictoires. La conclusion du présent article est la suivante : Nicomaque, de son propre aveu, connaît deux traditions différentes et se réfère tantôt à l'une, tantôt à l'autre. D'après la première, l'heptacorde ancien est identique au système conjoint classique (mi à ré avec si bémol), d'où deux notes ajoutées : si bécarre entre si bémol et do. mi aigu pour compléter l'octave, le si bémol disparaissant du nouveau système disjoint. D'après la seconde, c'est une octave defective de mi à mi avec un degré manquant ; mais sur la détermination de ce degré, il y a encore flottement, car on peut comprendre tantôt do et tantôt si. bécarre. La conclusion est qu'il s'agit bien du si bécarre. L'ancien hexatonique grec serait donc mi- fa-sol-la-do-ré-mi, c'est- à-dire les 6 premiers produits du cycle régulier des quintes, ce qui est conforme à la fois aux principes pythagoriciens et aux récentes théories générales de l'ethno-musicologie et de la philologie musicale. Citer ce document / Cite this document : Chailley Jacques. L'hexatonique grec d'après Nicomaque. In: Revue des Études Grecques, tome 69, fascicule 324-325, Janvier-juin 1956. pp. 73-100; doi : https://doi.org/10.3406/reg.1956.3426 https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1956_num_69_324_3426 Fichier pdf généré le 17/04/2018 L'HEXATONIQUE GREC D'APRÈS NICOMAQUE L'idée que la musique grecque devait être réétudiée en fonction non des concepts classiques ultérieurs, mais de la musique asiatique aujourd'hui encore vivante, jadis suggérée par Fétis, n'a été prise au sérieux qu'en une période relativement récente (Curt Sachs). Nous l'avons reprise et transformée dans notre cours de Sorbonne en l'étendant à l'ensemble des phénomènes révélés par l'ethnologie musicale; ceux-ci en effet nous semblent de nature à rendre compte de l'évolution de la musique universelle, où l'étude des systèmes de moins de 7 notes, véritables couches de stratification de la formation du langage musical, tient une place primordiale. Parmi ces systèmes, dits à tort défectifs (car il s'agit d'additions successives de sons, et non de retranchements à partir d'un tout déjà formé), la suite naturelle des systèmes issus du cycle des quintes joue un rôle essentiel. A partir d'un son quelconque que nous pourrons nommer arbitrairement fa apparaissent successivement le ditonique fa-do, le tritonique fa-do-sol (d'où fa-sol-do ou do- fa-sol), le tétra tonique fa-do-sol-ré (d'où fa-sol-do-ré, sol-do-ré fa, etc.), le pentatonique fa-do-sol-ré-la (d'où fa-sol-la-doré, etc.), l'hexatonique fa-do-sol-ré- la-mi (gammes sans triton, absence de si), enfin notre heptatonique classique bien connu. Chacune de ces échelles est amplement attestée par lelhnologie musicale. Mais le cycle des quintes s'arrête ici, car le chromatisme au sens classique s'introduit par des voies toutes différentes, et, à partir du 8e son du cycle, tout témoin fait brusquement défaut. 74 JACQUES CHA1LLEY La musique grecque classique emploie l'heptatonique, sous sa forme directe issue du cycle des quintes (diatonique) ou déformée (chromatique, enharmonique). Si elle se plie aux principes généraux que Ton peut relever un peu partout, on doit normalement s'attendre à ce que cet heptatonique soit issu, par l'addition d'un degré, d'un ancien hexatonique, dont la forme la plus naturelle, issue des cinq premières quintes, serait la gamme sans triton, avec absence du si, et c'est ce si qui devrait former le « degré ajouté » d'où résultera l'heptatonique. Cet hexatonique lui-même serait normalement formé d'un ancien pentatonique de 4 quintes : fa-do-sol-ré-la, soit l'une des formes fa-sol-la-do-rè-fa, sol-la-do-ré-fa-sol, la-do-ré-fa-sol-la, do-ré- fa-sol-la-do, ré-fa-sol-la-do-ré ou leurs transpositions, auquel viendrait s'ajouter un demi-ton mi- fa pour former l'he- xatonique. A son tour, le pentatonique de 4 quintes serait normalement formé d'un ancien tétratonique de 3 quintes fa-do-sol-ré, soit l'une des formes fa-sol-do-ré-fa, sol-do-ré-fa-sol, do-ré- fa-sol· do, ré-fa-sol-do-ré ou leurs transpositions, avec addition d'un nouveau son. De même le tétratonique de 3 quintes serait normalement formé d'un ancien tritonique de 2 quintes fa-do-sol, d'où fa-sol- do-fa, do-fa-sol-do, sol-do-fa-sol ou leurs transpositions, avec addition d'un nouveau son. On remonte ainsi jusqu'au ditonique quinte -f- quarte, et même (mais en théorie seulement) jusqu'à l'octave pure. Tel est le raisonnement spéculatif (1). Encore faut-il, pour (1) Nous l'avions exposé dès 1950 dans notre contribution à un Guide de Musique préparé par les éditions Bordas et non paru à ce jour ; mais notre article de 1950 a été publié sans retouches par YÉducation Musicale de Janvier à Novembre 1954. Nous en avons ensuite présenté un résumé dans notre communication au Congrès de Musicologie d'Utrecht en 1952 et un nouveau développement la même année à l'internationaler MusikKongress de Vienne (publié en allemand dans Musikerziehung). Cette même théorie a depuis fait l'objet d'un article extrêmement documenté de M. Constantin Brailoiu, Sur une mélodie russe, paru dans les mélanges Musique russe, IT, P.U.F., 1953 et appuyé exclusivement sur l'ethnologie musicale. Son développement est inclus dans notre actuel cours l'hexatonique grec d'après nicomaque 75 -qu'il prenne quelque valeur, qu'il soit confirmé par des faits ou des témoignages. Ces témoignages sont nombreux et concordants dans le domaine de l'ethnologie musicale, qui s'étend de jour en jour grâce à la multiplication des enregistrements. Or, je suis de plus en plus persuadé que c'est par la confrontation de la musique grecque antique avec ces documents, et non, comme on l'a presque toujours fait, avec la musique postérieure occidentale, grégorienne ou classique, que l'on doit parvenir à sa compréhension et à sa connaissance. En ce qui concerne en particulier les systèmes primitifs dits défectifs (j'évite à dessein d'employer le mot « mode », sur lequel je me réserve de revenir prochainement), nous sommes frappés d'une étroite coïncidence entre les documents ethnologiques et les témoignages des théoriciens grecs sur les traditions de leur passé. L'histoire bien connue de l'accroissement progressif du nombre des cordes de la lyre ne serait-elle pas la projection exacte de cet accroissement progressif des notes du système selon le cycle des quintes que nous confirme l'ethnologie? Si l'ancien tricorde de la lyre à 4 sons est bien identique au « corps de l'harmonie » demeuré vivant sous forme de « notes fixes », soit mi-la-si-mi (en hauteurs relatives, rappelons-le une fois pour toutes), il coïncide avec le tritonique régulier de 2 quintes (mi- la-si-mi = do- fa-sol-do). Nous manquons, semble-t-il, de témoignages sur le tétratonique intermédiaire, mais nous en avons sur le pentatonique. Nous n'en entreprendrons pas ici l'étude, qui a souvent été faite ; mais nous signalerons que, si Reinach (1) (Mus. Gr. p. 16) traduit par mi-do-si-la- fa-uni le témoignage du pseudo-Plutarque à ce sujet (De Musica, chap. Il de l'édition Lasserre, 1954), ce dernier commentateur con- public de Sorbonne, Formation et transformations du langage musical, qui s'échelonnera sur 3 ans, et dont la lte partie (cours 1954-55 : échelles et intervalles) «st publiée d'après la sténographie par le Centre de Documentation Universitaire. (1) Théodore Reinach, La Musique grecque, 1926. 76 JACQUES CHA1LLEY clut à ré-do-la-sol-fa-ré (p. 161), c'est-à-dire à un pentatonique régulier sans demi-tons issu des 4 quintes fa-do-sol-ré-la. Si M. Lasserre a raison, le cycle est donc amorcé normalement. On s'attend dès lors qu'il se poursuive par un hexato- nique du même principe, à savoir une gamme à un seul demi- ton, sans triton, qui, dans le système fondamental hellénique de mi, s'exprimerait en montant par mi-fa-sol-la-do-ré-mi, avec défection du si. Or c'est bien à cette conclusion que nous a mené l'étude des chapitres où Nicomaque de Gérasa, théoricien que l'on situe généralement au ne s. de notre ère, aborde cette question (1). I. — Le premier passage où Nicomaque fasse allusion à une gamme restreinte est le chap. Ill de la traduction Ruelle, §§ ΙΟΙ 8 (Mb 6-7). Il n'en relève pas le caractère archaïque, et se borne, en comparant les sons aux planètes, à en donner une nomenclature précisant leur place respective (2) : nète (Lune) paranète (Vénus) paramèse (Mercure) mèse (Soleil) hypermèse ou lichanos (Mars) parhypate (Jupiter) hypate (Saturne) A propos de la mèse, il précise : « L'astre le plus central, qui est le Soleil, placé le quatrième à partir de chaque extrême, devient l'origine de la mèse, placée à l'intervalle de quarte de l'un et de l'autre (son extrême) dans l'heptacorde antique, de (1) Texte grec ap. Meibom, Antiquae musicae auclores seplem, 1652 (avec traduction latine) et Karl Jan, Musici scriptores Graeci, 1895 (coll. Teubner), pp. 237- 282. Trad, française et notes par Ch. Em. Ruelle, 1881. L'abréviation Mb. renvoie au texte de Meibom. La numérotation des chapitres est celle de Ruelle. (2) Peu importe que dans le fragment donné par Ruelle p. 46 il reprenne cette nomenclature inversée : cela ne touche pas au problème qui nous occupe. l'hexatonique gkec d'après nicomaque 77 même que le Soleil parmi les sept planètes est au quatrième rang à partir de chaque astre extrême, puisqu'il occupe le point moyen ». En posant mèse = la par hypothèse (convention de Beller- mann) et en nous interdisant toute traduction étrangère à notre texte, nous obtenons : H PH L M PM PN Ν (1) mi ? uploads/s3/ l-x27-hexatonique-grec-d-x27-apres-nicomaque-article-par-j-chailley-1956.pdf
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- Publié le Sep 27, 2022
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