Revue Lamy Droit de l'Immatériel, Nº 95, 1er juillet 2013 ‐ La liberté d’expres
Revue Lamy Droit de l'Immatériel, Nº 95, 1er juillet 2013 ‐ La liberté d’expression du chanteur de rap ou quand le journaliste « polémiste » crie au dérapage La liberté d’expression du chanteur de rap ou quand le journaliste « polémiste » crie au dérapage I. ‐ LE DÉLIT D’INJURE ÉCARTÉ AU REGARD DE LA QUALITÉ DE « PERSONNAGE PUBLIC » DU JOURNALISTE A. ‐ La reconnaissance d’une grande tolérance des critiques visant les personnages publics I. ‐ LE DÉLIT D’INJURE ÉCARTÉ AU REGARD DE LA QUALITÉ DE « PERSONNAGE PUBLIC » DU JOURNALISTE B. ‐ La prise en considération du style polémique du journaliste II. ‐ LE DÉLIT D’INJURE ÉCARTÉ AU REGARD DE LA « SPÉCIFICITÉ » ARTISTIQUE DE LA CHANSON DE RAP A. ‐ L’admission d’une certaine dose d’exagération dans la chanson de rap II. ‐ LE DÉLIT D’INJURE ÉCARTÉ AU REGARD DE LA « SPÉCIFICITÉ » ARTISTIQUE DE LA CHANSON DE RAP B. ‐ L’évocation d’un sujet ou débat d’intérêt général dans la chanson de rap Retour sur l’arrêt Zemmour de la Cour d’appel de Paris du 28 juin 2012 qui a écarté le délit d’injure en prenant en considération non seulement la qualité de « personnage public » du journaliste mais aussi la spécificité artistique de la chanson de rap avec l’analyse très éclairante de Lyn François. Lyn FRANÇOIS Maître de conférences à l’Université de Limoges Vice‐doyen de la Faculté de droit et des sciences économiques Codirecteur du master II Droit privé général et européen (OMIJ 3177) [CA Paris, pôle 2, ch. 7, 28 juin 2012, É. Zemmour c/ Y. Mabiki et a.] La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme provoque de nombreux changements en droit français transformant ainsi par petites touches successives l’ensemble du paysage juridique interne. Aucune branche du droit n’échappe à cette influence européenne qui, en matière de presse, a déjà conduit à l’abrogation (1) de certaines infractions prévues par la loi du 29 juillet 1881. Cependant, en dehors de cette technique plus ou moins complexe, l’influence de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg a surtout provoqué, en droit interne, une nouvelle lecture des infractions de presse, lesquelles doivent être appréciées en fonction des circonstances propres de chaque affaire. L’arrêt de la Cour d’appel de Paris illustre cette nouvelle tendance qui favorise au demeurant une nette prééminence de la liberté d’expression. En l’espèce, un journaliste, chroniqueur et polémiste, avait saisi le Tribunal correctionnel à la suite de la mise en ligne d’une chanson de rap dont un passage mentionnait « je mets un billet sur la tête de celui qui ferait taire ce con d’Éric Zemmourlet ». Le Tribunal avait déclaré la directrice de la publication du site et l’auteur de la chanson coupables du délit d’injures publiques et les avait condamnés à une amende avec sursis, au versement de dommages et intérêts ainsi qu’à la suppression dans la chanson du passage litigieux. Les prévenus interjetèrent appel de ce jugement. La Cour confirma, comme l’avaient retenu les premiers juges, que les propos ne revêtaient pas de caractère diffamatoire en raison de l’absence d’une articulation précise d’un fait de nature à être sans difficulté l’objet d’une preuve ou d’un débat contradictoire. En revanche, elle réforma le jugement en considérant que ces propos ne constituaient pas le délit d’injure publique envers le journaliste. La juridiction du second degré fit ainsi une lecture très européenne de l’affaire qui l’amena à écarter le délit d’injure en prenant en considération non seulement la qualité de « personnage public » Document Wolters Kluwer France soumis aux conditions d’utilisation définies par la Charte d’Utilisation et les Conditions Générales d’Abonnement 1 / 6 du journaliste (I) mais aussi la spécificité artistique de la chanson de rap (II). I. ‐ LE DÉLIT D’INJURE ÉCARTÉ AU REGARD DE LA QUALITÉ DE « PERSONNAGE PUBLIC » DU JOURNALISTE En l’espèce, le caractère injurieux des propos ne semblait guère prêter à discussion. En effet, comme l’avaient relevé les premiers juges, le passage litigieux avait bien une portée outrageante et méprisante en ce qu’il s’insère en point d’orgue d’une menace implicite ou d’un appel à faire taire un individu, au surplus nommément désigné, ce qui est précisément contraire aux fondements de la liberté d’expression dans une société démocratique. Dans ces conditions, c’est traditionnellement l’excuse de provocation qui permet aux juges de soustraire à la répression l’auteur de l’injure sous réserve que, pour être retenue, la provocation doit être personnelle, directe, fautive et proportionnée. L’intérêt du présent arrêt tient au fait que le délit d’injure est écarté en dehors de ce fait justificatif traditionnel. En effet, pour exonérer l’auteur des propos de sa responsabilité pénale, la Cour d’appel de Paris se réfère au statut de personnage public du journaliste en précisant que celui‐ci doit faire preuve d’une grande tolérance à l’égard des critiques (A) surtout s’il a lui‐même un style polémique (B). A. ‐ La reconnaissance d’une grande tolérance des critiques visant les personnages publics Si, conformément au principe de subsidiarité, le juge interne est le premier gardien de la Convention européenne des droits de l’Homme, il doit, pour exercer correctement cette mission, être attentif à la jurisprudence européenne. Or, en matière de liberté d’expression, la Cour de Strasbourg rappelle depuis le célèbre arrêt Lingens c/ Autriche du 8 juillet 1986 (2) que « les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier, ». Par la suite, cette solution a été étendue aux individus qualifiés de « personnages publics » compte tenu de leur place ou encore de leur degré de notoriété. La Cour européenne a une conception large de cette notion de « personnage public » évoquant parfois la notion plus vague de « personnalité connue ». Ainsi, dans l’affaire Chalabi c/ France du 18 septembre 2008 (3) , la Cour de Strasbourg a jugé que le directeur de la Grande Mosquée de Lyon est un personnage public en raison de la dimension institutionnelle et de l’importance des fonctions qu’il occupe. Elle a ajouté qu’en tant que directeur, il devait faire preuve d’une plus grande tolérance à l’égard des critiques relatives à l’exercice de ses fonctions. Cette plus grande tolérance exigée à l’égard des personnages publics ou encore investis de fonctions publiques est admise depuis longtemps par la jurisprudence allemande. En effet, l’un des principes importants dégagés par la Cour constitutionnelle allemande est que ceux qui se placent volontairement au cœur du débat public doivent accepter les jugements de valeur proférés à leur encontre. Certes, la Cour constitutionnelle a pris soin de distinguer l’insulte de la critique polémique d’une personne, néanmoins, elle a interprété avec largesse ce qui relève de l’opinion et non de l’injure. La situation est différente en droit français car, si les juges du fond admettent sans difficulté le principe d’une grande tolérance à l’égard des personnages publics, la Cour de cassation a, quant à elle, élaboré, en la matière, une jurisprudence restrictive qui a provoqué, à maintes reprises, les foudres de la Cour de Strasbourg si l’on en croit les nombreuses et régulières condamnations de la France au cours de ces dernières années (4) . Dans l’arrêt rapporté, la Cour d’appel de Paris reprend à son compte la jurisprudence européenne en affirmant que le journaliste est un personnage public vis‐à‐vis duquel une plus grande tolérance s’impose. Si la juridiction du second degré ne fait nullement allusion à l’article 10 de la Convention, elle se livre néanmoins à la même analyse que le juge européen pour conclure que les propos poursuivis relèvent de la liberté d’expression et non de l’injure. C’est dire que le journaliste en tant que personnage public peut faire l’objet de vives critiques surtout lorsqu’il adopte lui‐même une attitude ou un style source de polémiques. B. ‐ La prise en considération du style polémique du journaliste De prime abord, l’argument tiré de l’attitude ou du style polémique du journaliste fait immanquablement penser à Document Wolters Kluwer France soumis aux conditions d’utilisation définies par la Charte d’Utilisation et les Conditions Générales d’Abonnement 2 / 6 l’excuse légale de provocation prévue à l’article 33 de la loi du 29 juillet 1881. Toutefois, les deux mécanismes ne doivent pas être confondus. En effet, à la différence de l’excuse de provocation qui ne concerne que l’injure et qui a pour effet de supprimer la peine encourue (5) , le mécanisme européen vise tant l’injure que la diffamation et permet de restreindre le champ d’application de ces deux délits. Autant dire que le mécanisme européen paraît plus souple et permet d’assurer une large protection du droit de libre critique. La Cour européenne des droits de l’Homme a souvent tiré argument de l’attitude de la personne mise en cause pour apprécier la « licéité » d’une publication qui la concerne La Cour européenne des droits de l’Homme a souvent tiré argument de l’attitude de la personne mise en cause pour apprécier la « licéité » d’une publication qui la concerne. Ainsi dans une affaire (6) d’injure publique envers un uploads/s3/ la-liberte-dexpression-du-chanteur-de-rap-ou-qua.pdf
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- Publié le Oct 17, 2021
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