45 Civilisations vol. LIII, no 1-2 – Musiques « populaires » Résumé : Au début
45 Civilisations vol. LIII, no 1-2 – Musiques « populaires » Résumé : Au début du siècle, les musiques et les danses des descendants d’Africains à Cuba étaient considérées comme répugnantes et inaudibles, et leur pratique sévèrement réprimée. Aujourd’hui, les tambours batá et les danses d’orichas attirent un nombre croissant de visiteurs européens et américains dans l’île, en tant que paradigmes d’une supposée « pure tradition yoruba ». Cet article tente d’analyser le rôle joué par les institutions (commerciales et nationales) et les intellectuels cubains dans le changement de statut de ce répertoire spécifique, ainsi que les interactions entre ces institutions et les pratiquants eux-mêmes, acteurs à part entière de cette évolution. Mots-clés : batá, santería, Cuba, musique, construction de la tradition, religions afro-américaines. Summary : At the beginning of the century, the musics and dances of Cubans of African descent were widely perceived as vulgar and unmusical, and they were consequently severely repressed. However, batá drums and orichas dances attract today a growing number of European and US visitors who see them as the paradigms of a supposedly « pure Yoruba tradition ». This article explores the role played by commercial and national institutions as well as Cuban intellectuals in the change of status of this specific repertoire. It also highlights the interaction between these institutions and the practitioners themselves, who are an integral part of this evolution. Key words : batá, santeria, Cuba, construction of traditions, Afro-American religions. Les batá deux fois sacrés La construction de la tradition musicale et chorégraphique afro-cubaine* Kali ARGYRIADIS * Je remercie Sara Le Menestrel, Stefania Capone, Silvina Testa et Véronique Boyer pour leur lecture attentive et leurs suggestions. 46 Kali AģGYģIADIĤ L es pratiques religieuses d’origine africaine et leurs expressions artistiques ont longtemps été méprisées à Cuba. Au sortir de l’indépendance, au début du siècle, la musique et les danses « de nègres » étaient fortement réprouvées et réprimées. Pourtant aujourd’hui, alors que depuis une dizaine d’années l’île s’est ouverte au tourisme, elles sont devenues l’un des facteurs d’attraction majeure des visiteurs de ce pays. Enthousiasmés par une production et un enseignement de qualité adaptés à leurs attentes, certains poussent leur passion jusqu’à l’engagement religieux (Argyriadis, 2001-2002). D’autres les découvrent tout simplement à travers les voyages organisés qui incluent à leur programme nombre « d’activités culturelles » basées sur un répertoire parfois encore appelé « folklorique », et plus souvent « traditionnel afro-cubain ». A La Havane, aux côtés des indétronables Guantanamera, Hasta siempre et autres Chan chan, pas un musée, marché artisanal, lieu de spectacle ou même colloque international qui ne soit saturé de rumbas, tambours batá et chants et danses d’orichas. Les cérémonies religieuses qui ont lieu quotidiennement dans la capitale sont pourtant loin de se restreindre à l’emploi de ce type de tambours, de chants et de gestuelles. De même, les orichas ne sont pas les seules entités à être invoquées : les saints et les vierges, ainsi que différentes sortes d’esprits de défunts sont également mobilisés de façon complémentaire (Argyriadis, 1999). Cependant, la santería et son corollaire, la divination par ifá occupe une place hégémonique en tant que paradigme d’une prestigieuse tradition africaine « yoruba », tandis que son répertoire musical et chorégraphique est de loin le plus plébiscité à la fois par les artistes, leur public et les institutions nationales. Les tambours batá et les danses d’orichas sont devenus l’incarnation d’une culture légitimée, valorisante, symboles parmi d’autres de l’identité nationale cubaine. Dans le contexte de transnationalisation de la santería (Argyriadis, Capone, 2004) ils en viennent même à être présentés comme porteurs d’une traditionnalité yoruba plus pure et plus noble qu’en Afrique. Le répertoire « afro-cubain » a donc changé radicalement de statut en moins d’un siècle. En devenant musique savante, musique d’initiés dans les deux sens du terme, il a aussi évolué en mettant l’accent sur un nombre restreint de ses variantes. L’émotion esthétique qu’il suscite de nos jours auprès d’un public international est le fruit d’un processus d’interactions vieux de plus d’un siècle, qu’il est essentiel d’analyser pour comprendre les enjeux contemporains de la pratique religieuse santera à Cuba et hors de l’île. Ces échanges sous-tendent en outre un rapport à l’Afrique qui n’a jamais cessé d’être ambivalent dans la notion de cubanité, et dont la profondeur historique doit être revisitée. Afrocubanisme et esthétique du rythme Lorsqu’en 1898 l’île de Cuba acquit son indépendance, la question de l’intégration des descendants d’esclaves dans le concept d’identité nationale1 n’allait pas de soi, et ce malgré leur participation massive aux débats et aux luttes abolitionnistes et anti-colonialistes 1. La cubanité était censée transcender les phénotypes. Des mouvements comme le soulèvement du Parti des Indépendants de Couleur, anciens combattants de la guerre d’indépendance qui dénoncèrent l’absence de personnes « de couleur » au gouvernement, furent sévèrement réprimés (1912, environ 3 000 morts). 47 Civilisations vol. LIII, no 1-2 – Musiques « populaires » Les Batá deux fois sacrés : la construction de la tradition musicale et chorégraphique afro-cubaine de la fin du 19e siècle. La nouvelle république se préoccupait de « désafricaniser » sa population et amorça très vite une politique de « blanchissement », en subventionnant l’immigration espagnole. Les premières études sur les pratiques des descendants d’esclaves furent le fait de fonctionnaires de police, de juristes et de médecins légistes. Comme au Brésil (Capone, 1999 : 207) il s’agissait de se donner les moyens d’éradiquer des activités considérées comme délictueuses et honteuses pour la jeune nation, comme la « sorcellerie » ou la prolifération de sociétés secrètes masculines d’origine africaine dites de ñáñigos. Mentionnés dès 1882 (Trujillo y Monagas), ces derniers furent l’objet de persécutions policières répétées. On leur confisquait leurs objets, instruments et costumes rituels, pour les placer au Museo de Ultramar de Madrid. C’est là qu’un jeune Cubain étudiant en droit, Fernando Ortiz, les vit en 1901. A l’instar du public espagnol de l’époque, il trouva le sujet fascinant (Ortiz, 1939 : 86). La même année à La Havane, un décret municipal avait interdit l’usage de tambours d’origine africaine. Les journaux de l’époque étaient remplis d’anecdotes illustrant la nécessité de la répression anti-sorciers et de la confiscation de leurs fétiches, tambours et ingrédients suspects. Les sorciers africains étaient soupçonnés (voire accusés et condamnés) de sacrifices humains et de charlatanisme. On leur reprochait aussi de violer les sépultures et de se livrer à des crises d’épilepsie incontrôlées. Plusieurs pamphlets traitèrent le problème en terme de pathologie sociale (Valero Cossio, 1904; Roche Monteagudo, 1908; Castellanos Gonzalez, 1916), mais c’est celui de F. Ortiz qui se distingua (Los negros brujos, 1906), car il introduisait le terme « afro-cubain » pour désigner spécifiquement les quelques milliers de natifs africains âgés vivant à Cuba (et non les millions de descendants d’Africains nés dans l’île, comme l’usage le fit par la suite), et s’appuyait sur des sources africanistes pour montrer qu’il s’agissait de survivances religieuses de divers peuples subsahariens, dont il essayait de constituer la liste. Comme ses contemporains, F. Ortiz jugeait ces pratiques attardées et amorales et appelées à disparaître. Il considérait avec bien plus de sévérité celles des Cubains qui les perpétuaient en faisant consciemment œuvre de charlatanisme et de parasitisme, et il distinguait soigneusement ces derniers des « Noirs évolués », c’est-à-dire de la bourgeoisie et des intellectuels « de couleur » de l’époque qui étaient les premiers à manifester leur dégoût de la sorcellerie. Il prôna la « désafricanisation » (Ortiz, 1995 : 150) par le biais de l’éducation et de l’accès aux soins pour tous, et demanda à ce que les objets confisqués ne soient pas détruits mais donnés au Musée d’anthropologie de l’Université nationale « dans l’intérêt de la science » (idem : 196). Son opinion sur les pratiques artistiques afro-cubaines était à ce moment-là très méprisante : dans Los negros brujos, les danses sont « lascives de façon dégoûtante », sauvages et antisociales (idem : 46, 183); les chants « se réduisent à des répétitions rythmiques d’une insistance désespérante pour les oreilles cultivées » (idem : 47). F. Ortiz s’étonne d’ailleurs de la pénétration de ces cultes « dépourvus de forme artistique civilisée » dans les couches sociales élevées (idem : 138), et préconise des mesures plus répressives encore envers les « danses africaines », dangereux facteur d’attraction de nouveaux adeptes, car dissimulant souvent des fêtes religieuses sous couvert de divertissement (idem : 200). Dans la lignée de ce jugement partagé par les pouvoirs publics, les groupes carnavalesques (comparsas) furent interdits en 1913. Patriote engagé, athée convaincu, F. Ortiz se consacra ensuite à l’étude du spiritisme kardéciste et de l’archéologie indo- cubaine, et poursuivit dans un premier temps des recherches plus historiques sur les afro- cubains (rébellions, esclavage, associations et pratiques festives du 19e siècle…). 48 Kali AģGYģIADIĤ Dans les années vingt, l’île connut une grave crise économique due à la baisse du cours du sucre. Les grandes compagnies sucrières répondirent aux mouvements sociaux par l’immigration « sous contrat » de plusieurs centaines de milliers de Jamaïcains et d’Haïtiens. Alors que les chasses aux sorciers reprenaient uploads/s3/ les-deux-fois-sacres-bata-la-construction-de-la-tradition-musicale-et-choregraphique-afro-cubaine.pdf
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- Publié le Apv 11, 2021
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