X X E - X X I E S I È C L E S - L ' A R T , L E S A C R É LA PHILOSOPHIE D E L'

X X E - X X I E S I È C L E S - L ' A R T , L E S A C R É LA PHILOSOPHIE D E L'ART orsque les critiques d'art commencèrent d'être les artistes eux-mêmes, il se fit une guerre ininterrompue à ce jour, sur L_ les ruines du très ennuyeux « jugement de goût ». Une guerre de précellence, entre les arts du beau, - musique, danse ou pein- ture, architecture et sculpture ? - et un conflit d'interprétation. Il y a ceux qui conçoivent l'œuvre comme un bel objet, une réalité produite par un artiste qui est un artisan, une chose douée du pouvoir de nous donner connaissance et plaisir mêlés. Leur doigt indique la terre, dont les pigments des peintres et la glaise des sculpteurs sont faits. Il y a ceux dont la vue spirituelle traverse le corps inessentiel de l'œuvre et de son modèle, et qui contemplent une forme éternelle, l'épure et les couleurs d'une beauté surnatu- relle. Leur doigt montre le ciel. Les premiers offrent la palme aux toiles charnelles d'un Delacroix, d'un Géricault, d'un Picasso, ou d'un Dubuffet. Les seconds témoignent en faveur des pré- raphaélites, inspirateurs d'André Breton (on oublie qu'il songea écrire un livre sur Dante Gabriel Rossetti), ils aiment Matisse et Paul Klee. À l'origine, un poète qui fut aussi un très grand critique, Baudelaire, se partagea entre le christianisme implicite des pre- miers et le platonisme affiché des seconds, entre la voie qui mène . CHRISTIAN JAMBET . 120 i R E V U E D E S 1 D E U X M O N D E S X X E - X X I E S I È C L E S _ - _ L ' A R T , L E S A C R É La p h i l o s o p h i e de l ' a r t d ' E t i e n n e G i l s o n à Rouault et celle qui conduit au portrait de Mallarmé par Manet. Il semble qu'aujourd'hui, sous une forme inattendue, tous ceux qui œuvrent dans l'espace du virtuel, du passager, de la déconstruc- tion de l'art soient des platoniciens honteux, tombés du ciel vers le « lieu du devenir et des ombres ». Ces réflexions naissent de la lecture de l'un de nos plus compétents et de nos plus malicieux philosophes, Etienne Gilson. Il eut le malheur d'être un de nos plus grands professeurs, qui inventa la philosophie médiévale, comme Michelet inventa le Moyen Âge. En France, un professeur d'histoire de la philosophie ne saurait être un philosophe, bien entendu. Or, le cas de Gilson n'est guère plaidable : rien ne lui manqua d'une belle et longue carrière au Collège de France, et d'une prolifique production de monographies, inspirées d'une conviction thomiste, sur les doc- teurs de la théologie occidentale. Thomiste et cartésien, cartésien parce que thomiste, il combattit sur tous les terrains de la foi et de la raison, au temps où ferraillait aussi son compère, Jacques Maritain, aujourd'hui renvoyé aux vieilles lunes, à peine réveillé d'entre les morts par la conférence de Benoît XVI à Ratisbonne. Gilson soutint une seule et unique idée, une idée toute simple : Aristote peut bien nous sembler vieilli et dépassé par la science moderne, mais, au vrai, c'est lui encore qui parle chez Darwin (1), c'est lui qui nous pilote encore toutes les fois que nous ne voulons pas perdre la voie sûre de la raison. Cette passion à défendre la tradition aristotélicienne, contre la phénoménologie, qu'il confon- dait un peu vite avec Kant, contre l'existentialisme (oui, cela exista), contre les hérésies potentielles du christianisme modernisant, lui a fait de solides inimitiés. Embaumés dans ses monuments d'histo- riographie, sont-ils assez lus, aujourd'hui, ses livres érudits et cocasses, où il traite de la science et de l'art dans notre monde contemporain (2) ? Gilson pensait que l'art n'existe pas, si ce n'est dans l'œuvre d'art singulière et unique, dans la substance du tableau. Il soute- nait que la peinture l'emporte sur la musique, parce qu'une œuvre musicale n'est jamais « là », ne fait pas acte de présence, et qu'elle doit tout à l'exécutant qui l'interprète. Évanescente, multiple, aussi morte en sa partition qu'elle vit sous la baguette du chef d'orchestre, l'offrande musicale manque de la présence totale que nous atten- X X E - X X I E S I È C L E S - L ' A R T , L E S A C R É La p h i l o s o p h i e de l ' a r t d ' E t i e n n e G i l s o n dons du réel, et elle nous séduit d'autant mieux qu'elle nous trompe, en nous entraînant à croire en un ciel éthéré de l'Idée. La petite phrase de Vinteuil ne parviendrait pas à persuader Gilson de l'existence d'une âme immatérielle, capable de réminiscence. L'âme humaine est la forme d'un corps humain, et l'art du musi- cien laisse trop rêver à une séparation de cette âme et du corps, inconcevable ici-bas et non moins insensée quand sonnera l'heure du Jugement : le salut sera résurrection corporelle. Il en va tout autrement du tableau. Il fait acte de présence, « acte d'être », et nous ne sommes pas surpris d'apprendre que la plus pure expres- sion de l'art de peindre est la nature morte, où rien ne simule l'absence, où les choses sont là, bien là, dans leur espace circons- crit et leur matière mortelle mais dense et provisoirement immua- ble, sans autre signification qu'elles-mêmes. Le tableau est une substance, et comme toute substance il doit son individualité à sa matière. Que de débats ont opposé ceux qui pensent, en platoniciens, que la forme est responsable de l'individuation des substances (Leibniz, par exemple) et ceux qui veulent, en aristotéliciens de stricte observance, que ce soit la matière ! L'infinie antinomie scolastique serait-elle surmontée, que les choix de Gilson conserveraient, sous leur atour peu propre à susciter le rêve, une qualité, une saveur inappréciables : il nous ramène à l'humilité de la matière. Oui, et quoi qu'on en dise, un tableau est une substance, dont l'unité est formelle, mais dont l'unicité est matérielle. « Éliminer la matière, écrit-il, c'est éliminer l'œuvre (3) » La reproduction des œuvres d'art, par les moyens nouveaux de la photographie, - aujourd'hui par les images virtuel- les naviguant sur Internet - n'est pas seulement ce que Benjamin en a dit : l'irruption de la modernité. C'est, aux yeux de Gilson, une mise à mort, puisque conserver l'apparence de l'œuvre, en la reproduisant, en supprimant la singularité du tableau, hic et nunc, pendu, tel un corps singulier, à la cimaise, supprimer le grain inef- fable de la matière, en spiritualisant et en changeant inévitable- ment la couleur, qui est matière, est faire un « musée imaginaire », qui assassine les musées réels (4). Le tableau est soumis à la géné- ration et à la corruption. Il n'est en rien immortel, et ne nous parle pas de notre immortalité. Gilson parle la langue de Chesterton, pour dire la mortalité de l'œuvre d'art : « Il y a deux manières éga- X X E - X X I E S I È C L E S - L ' A R T , L E S A C R É La p h i l o s o p h i e de l ' a r t d ' E t i e n n e Gi1 son lement sûres de détruire une toile, la restaurer ou ne pas la restau- rer. Les opinions diffèrent sur la manière la meilleure de conduire les tableaux à leur perte (5). » Sans doute, un bon tableau est-il chose mentale, le fruit de l'intelligence. Il est alors pleinement constitué comme une œuvre d'art. Il ne faut pas croire, pour autant, que l'art descend tout armé dans une matière neutre et passive. Fidèle à saint Thomas, Gilson pense que ce n'est pas l'art qui fait le tableau, mais qu'une simple capacité à produire, longtemps perfectionnée par le corps du peintre, ses mains, ses yeux, est en elle-même l'œuvre d'art. Les poètes ont le privilège d'écrire, ce qui leur fait oublier l'endurante question du matériau. Les peintres doivent d'abord acheter leur toile, ils la doivent enduire avec science de produits bien dosés, ils n'ont pas, dit Gilson, l'illusion de créer. L'ontologie de l'art que nous propose Gilson est donc bien une machine de guerre contre l'illusion de l'homme qui veut être créateur à la place du Créateur. Cette illusion nous vient des écri- vains. Commentant Mallarmé, il arrive à Gilson de repérer le lieu du vertige : depuis cent ans, les poètes aspirent à reprendre à Dieu le pouvoir de créer ex nihilo. Faut-il penser alors que le tableau n'a pas d'autre dignité qu'un produit technique uploads/s3/ la-philosophie-de-l-x27-art.pdf

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