S'il y eût une poésie des merveilles et des émotions de l'intellect, (à quoi j'

S'il y eût une poésie des merveilles et des émotions de l'intellect, (à quoi j'ai songé toute ma vie), il n'y aurait point pour elle de sujet plus délicieusement excitant à choisir que la peinture d'un esprit sollicité par quelqu'une de ces formations naturelles remarquables qui s'observent çà et là, (ou plutôt qui se font observer), parmi tant de choses de figure indifférente et accidentelle qui nous entourent. Comme un son pur, ou un système mélodique de sons purs, au milieu des bruits, ainsi un cristal, une fleur, une coquille se détachent du désordre ordinaire de l'ensemble des choses sensibles. Ils nous sont des objets privilégiés, plus intelligibles à la vue, quoique plus mystérieux à la réflexion, que tous les autres que nous voyons indistinctement. Ils nous proposent, étrangement unies, les idées d'ordre et de fantaisie, d'invention et de nécessité, de loi et d'exception ; et nous trouvons à la fois dans leur apparence le semblant d'une intention et d'une action qui les eût façonnés à peu près comme les hommes savent faire, et cependant l'évidence de procédés qui nous sont interdits et impénétrables. Nous pouvons imiter ces formes singulières ; et nos mains tailler un prisme, assembler une feinte fleur, tourner ou modeler une coquille; nous savons même exprimer par une formule leurs caractères de symétrie, ou les représenter d'assez près par une construction géométrique. Jusque là nous pouvons prêter à la « Nature » : lui donner des dessins, une mathématique, un goût, une imagination, qui ne sont pas infiniment différents des nôtres ; mais voici que, lui ayant concédé tout ce qu'il faut d' humain pour se faire comprendre des hommes, elle nous manifeste, d'autre part, tout ce qu'il faut d'inhumain pour nous dé- concerter ... Nous concevons la construction de ces objets, et c'est par quoi ils nous intéressent et nous retiennent ; nous ne concevons pas leur formation, et c'est par quoi ils nous intriguent. Bien que faits ou formés nous-mêmes par voie de croissance insensible, nous ne savons rien créer par cette voie. Ce coquillage, que je tiens et retourne, entre mes doigts, et qui m'offre un développement combiné des thèmes simples de l'hélice et de la spire, m'engage, d'autre part, dans un étonnement et une attention qui produisent ce qu'ils peuvent : remarques et précisions tout extérieures, questions naïves, comparaisons « poé- tiques », imprudentes « théories » à l'état naissant ... Et je me sens l'esprit vaguement pressentir tout le trésor infus des réponses qui s'ébauchent en moi devant une chose qui m arrête et qui L'Homme et la coquille Paul Valéry m’interroge ... Je m'essaie d'abord à me décrire cette chose. Elle me suggère le mouvement que nous faisons quand nous faisons un cornet de papier. Nous engendrons ainsi un cône sur lequel un bord du papier marque une rampe qui s'élève vers la pointe, et s'y termine après quelques tours. Mais le cornet minéral est constitué par un tube, et non par un feuillet simple. Avec un tube fermé à l'un de ses bouts, et supposé souple, je puis, non seulement reproduire assez bien l'essentiel de la forme d'un coquillage, mais encore en figurer quantité d'autres, dont les uns seraient inscrits dans un cône, comme celui-ci que j'examine; tandis que les autres, obtenus en réduisant le pas de l'hélice conique, finiront par se lover et se disposer en ressort de montre. Ainsi l'idée de tube, d'une part; celle de torsion, d'autre part, suffisent à une sorte de première approximation de la forme considérée. Mais cette simplicité n'est que de principe. Si je visite toute une galerie de coquilles, j'observe une merveilleuse variété. Le cône s'allonge ou s'aplatit, se resserre ou s'évase; les spirales s'accusent, ou se fondent; la surface se hérisse de saillies ou de pointes, parfois fort longues, qui ,rayonnent ; elle se renfle quelquefois, se gonfle de bulbes successifs que séparent des étranglements ou des gorges concaves sur lesquelles les tracés des courbes se rapprochent. Gravés dans la matière dure, sillons, rides ou stries se poursuivent et se soulignent, cependant qu'alignées sur les génératrices, les saillies, les épines, les bossettes s'étagent, se correspondent de tour en tour, divisant les rampes à intervalles réguliers. L'alternance de ces « agréments » illustre, plus qu'elle ne l'interrompt, la continuité de la version générale de la forme. Elle enrichit, sans l'altérer, le motif fondamental de l'hélice spiralée. Sans l'altérer, sans cesser de s'obéir et de se confirmer dans sa loi unique, cette idée de progression périodique en exploite toute la fécondité abstraite et expose toute sa capacité de séduction sensible. Elle induit le regard, et l'entraîne à je ne sais quel vertige réglé. Un géomètre, sans doute, lirait facilement ce système de lignes et de surfaces « gauches », et le résumerait en peu de signes, par une relation de quelques grandeurs, car le propre de l'intelligence est d'en finir avec l'infini et d'exterminer la répétition. Mais le langage ordinaire se prête mal à décrire les formes, et je désespère d'exprimer la grâce tourbillonnaire de celles-ci. D'ailleurs, le géomètre à son tour s'embarrasse, quand le tube à la fin s'évase brusquement, se déchire, se retrousse, et déborde en lèvres inégales, souvent rebordées, ondulées ou striées, qui s'écartent comme faites de chair, découvrant dans le repli de la plus douce nacre, le départ, en rampe lisse, d'une vis intérieure, qui se dérobe et gagne l'ombre. Hélice, spires, développements de liaisons angulaires dans l'espace, l'observateur qui les considère et s'efforce de les traduire dans ses modes d'expression et de compréhension, ne manque pas d'apercevoir un caractère essentiel des formes de ce type. Comme une main, comme une oreille, une coquille ne peut se confondre à une coquille symétrique. Si l'on dessine deux spirales dont l’une soit l'image de l’autre dans un miroir, aucun déplacement de ces courbes jumelles dans leur plan ne les amènera à se superposer. Il en est de même de deux escaliers semblables, mais de sens inverse. Tous les coquillages dont la forme dérive de l'enroulement d'un tube, manifestent nécessairement cette dissymétrie, à laquelle Pasteur attachait une si profonde importance, et dont il a tiré l'idée maîtresse des recherches qui l'ont conduit de l'étude de certains cristaux à celle des fermentations et de leurs agents vivants. Mais si chaque coquille est dissymétrique, on pourrait. bien s'attendre que sur un millier d'exemplaires, le nombre de celles qui tournent leurs spires « dans le sens des aiguilles d'une montre » » fût à peu près égal au nombre de celles qui tournent dans le sens opposé. Il n'en est rien. Comme il est peu de « gauchers » parmi les hommes, il est peu de coquilles qui, vues par le sommet, montrent une spirale qui s'écarte de ce point en procédant de droite à gauche. Il y a là une autre sorte de dissymétrie statistique assez remarquable. Dire que cette inégalité dans les partis pris est accidentelle, ce n'est que redire qu'elle existe ... Le géomètre que j'invoquais tout à l'heure a donc pu faire trois observations immédiates dans son examen de coquilles. Il a noté d'abord qu'il pouvait en décrire la figure générale à l'aide de notions très simples tirées de son arsenal de définitions et d'opérations. Il a vu ensuite que des changements assez brusques et comme imprévus se produisaient dans l'allure des formes qu'il considérait: les courbes et les surfaces qui lui servaient à représenter la construction de ces formes s'interrompaient ou dégénéraient tout à coup: tandis que le cône, l'hélice, la spirale, vont à « l'infini » sans aucun trouble, la coquille tout à coup se lasse de les suivre. Mais pourquoi pas un tour de plus ? Il constate enfin que la statistique des dextres et des senestres accuse une forte préférence pour les premières. S'étant fait de quelque coquille cette manière de description tout extérieure et aussi générale que possible, un esprit qui eût du loisir, et qui se laisserait produire et entendre ce que lui demandent ses impressions, pourrait se poser une question des plus naïves, - de celles qui naissent de nous avant qu'il nous souvienne que nous ne sommes pas tout neufs et que nous savons déjà quelque chose. Il faut d'abord qu'on s'en excuse, et qu'on rappelle que notre savoir consiste en grande partie à « croire savoir » et à croire que d'autres savent. Nous refusons à chaque instant d'écouter l'ingénu que nous portons en nous. Nous réprimons l'enfant qui nous demeure et qui nous conserve de quoi voir pour la première fois. S'il interroge, nous éconduisons sa curiosité que nous traitons de puérile parce qu'elle est sans bornes, sous le prétexte que nous avons été à l'école, où nous avons appris qu'il existe une science de toute chose, que nous pourrions la consulter; mais que ce serait perdre notre temps que de penser selon nous-mêmes et nous seuls, à tel objet qui nous arrête tout à coup, et nous sollicite d'une réponse. Nous savons trop, peut-être, qu'il existe un capital immense de faits et de théorie, et que l'on trouve; en uploads/s3/ l-x27-homme-et-la-coquille.pdf

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