Tous droits réservés © Département des littératures de l'Université Laval, 1968

Tous droits réservés © Département des littératures de l'Université Laval, 1968 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/ Document generated on 05/02/2021 5:40 a.m. Études littéraires La Vie antérieure Louis Morice Baudelaire Volume 1, Number 1, avril 1968 URI: https://id.erudit.org/iderudit/500002ar DOI: https://doi.org/10.7202/500002ar See table of contents Publisher(s) Département des littératures de l'Université Laval ISSN 0014-214X (print) 1708-9069 (digital) Explore this journal Cite this article Morice, L. (1968). La Vie antérieure. Études littéraires, 1(1), 29–50. https://doi.org/10.7202/500002ar 29 LA VIE ANTERIEURE louis morice «Tout ce pays concentrique dans une communion avec soi-même autour d'un centre de réflexion, un ŒIL, dirait-on, du côté de l'Éternité. » (Claudel, Œuvres poétiques, Paris, Gallimard, Biblio­ thèque de la Pléiade, 1957, p. 582). J'ai longtemps habité sous de vastes portiques Que les soleils marins teignaient de mille feux, Et que leurs grands piliers, droits et majestueux, Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques. Les houles, en roulant les images des cieux, Mêlaient d'une façon solennelle et mystique Les tout-puissants accords de leur riche musique Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux. C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes, Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs, Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes, Et dont l'unique soin était d'approfondir Le secret douloureux qui me faisait languir. Comme de nombreuses pièces des Fleurs du Mal, la Vie antérieure nous évoque, transposés dans une «surnature» où le temps et l'espace sont abolis, des souvenirs vécus. Un grand voyage est en effet à l'origine de cet exotisme, si différent en cela d'un certain exotisme romantique ou parnassien. Voyage forcé — disciplinaire — pendant lequel, malgré ses «promenades heureuses1», Baude- 1 Journaux intimes, O.c, p. 1312. Sauf indication contraire, toutes nos références renvoient à l'édition Le Dantec-Pichois publiée par Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1961. ÉTUDES LITTÉRAIRES/AVRIL 1i)68 30 laire s'ennuya, et qu'il écourta, mais voyage cent fois refait en rêve, sur un parfum, sur une «Chevelure2». Et la place est grande dans l'œuvre baudelairienne (quand ce n'est pas, comme ici, un poème entier qui s'en inspire) des images rapportées de ce voyage. «Ce monde nouveau devenu partie intégrante de lui-même, l'ac­ compagnera sous la forme de souvenirs, jusqu'à la mort3.» On ne saurait en minimiser l'importance dans une étude de l'imagerie mentale baudelairienne. La Vie antérieure nous renvoie donc, en premier lieu, à ce passé vécu («C'est là que j'ai vécu ...») et à cet état quasi nirvanhique, descendant du ciel des Tropiques, et connu sous le nom de «Kief». Et c'est le titre qu'un lecteur inattentif, curieux seulement de «couleur locale» pourrait donner à ce sonnet. Cet état—si proche de l'expérience poétique — Baudelaire l'a trop bien décrit, ici et ailleurs, pour ne pas l'avoir éprouvé, et sous l'influence, moins du climat (qui n'est ici qu'un adjuvant), que de son propre tem­ pérament. Ce Rêveur, immobile, tout entouré, comme Valéry, de son «regard marin4», et peu à peu réduit par l'extase à cet œil fixe, conscience d'un grand paysage, c'est lui. «Tel qu'en lui-même ...» Tel qu'il ne cesse de nous apparaître, en ses «grands jours5» dans les poèmes de l'extase : Confiteor de l'artiste, Élévation, Recueille- ment, etc. Et quand on se rappelle, avec lui, que c'est à Bourbon, à Maurice, qu'il a «commencé de faire connaissance avec l'eau et le ciel6» (connaissance et «co-naissance», comme s'il s'agissait d'un véritable «coup de foudre», dans l'émerveillement), on peut bien supposer, tellement l'eau et le ciel y sont essentiels, que sa vraie naissance à la poésie date aussi de là. C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes... Et c'est là toujours, au moins en rêve, et pour mieux rêver, qu'il ne cessera de revenir. 2 La Chevelure, p. 25. 3 Exposition universelle de 1855, p. 954. 4 Valéry, le Cimetière marin, Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1957, p. 147. 5 Journaux intimes, p. 1261. 6 Ibid., p. 1312. LA VIE ANTÉRIEURE 31 «C'est là qu'il faudrait demeurer pour cultiver le rêve de ma vie 7.» «Oui, c'est là, qu'il faut aller respirer, rêver et allonger les heures par l'infini des sensations8. » Et c'est là encore, et vers cet état de «contemplation douce et reposée» que sur leurs flots de lumière le transporteront les toiles de Fromentin. « Il est présumable que je suis moi-même atteint quelque peu d'une nostalgie qui m'entraîne vers le soleil ; car de ces toiles lumineuses s'élève pour moi une vapeur enivrante, qui se condense bientôt en désirs et en regrets. Je me surprends à envier le sort de ces hommes étendus sous ces ombres bleues, et dont les yeux, qui ne sont ni éveillés ni endormis, n'expriment, si toutefois ils expriment quelque chose, que l'amour du repos et le sentiment du bonheur qu'inspire une immense lumière 9.» On n'a jamais aussi bien évoqué le «Kief oriental»10. Et ces lignes chaleureuses et chaudes, écrites quatre ans après la Vie antérieure, en seraient le meilleur commentaire, si son titre ambigu, lourd, comme les yeux du rêveur, non seulement d'une vague somnolence mais d'un «secret», ne devait nous porter au-delà. n o n J'ai parlé plus haut d'exotisme. Mais il faut en remarquer le caractère très particulier. Si épris qu'il fût de «nouveau», Baudelaire s'est toujours refusé à décrire ces . . . étranges fleurs Écloses pour nous sur des cieux plus beaux11. 7 Les Projets, p. 265. 8 L'Invitation au voyage, p. 254. 9 Salon de 7859, p. 1067. 10 Mot (arabe) qui revient souvent sous la plume de Baudelaire: cf. pp. 340-370. Théophile Gautier avait déjà parlé du « Kief oriental » à propos de ce poème (préface de la 3 © édition, Michel Levy, 1868, p. 39). 11 La Mort des amants, p. 119. ÉTUDES LITTÉRAIRES/AVRIL 1968 32 Ces « végétaux inquiétants12» — le premier effet de surprise passé — eussent été rejoindre dans la même poubelle les fameux «Lé­ gumes sanctifiés13», si, par leurs formes mêmes, ils ne se posaient devant ses yeux comme des points d'interrogation. Qu'est-ce que cela veut dire? Question primordiale, inscrite depuis son premier matin dans la création, et à laquelle la mission du vrai poète — «un déchiffreur14» — est de répondre. Le poète émerveillé n'a pas oublié cette vocation. Aussi bien, ce n'est que plus tard, quand, après l'avoir dévoré des yeux, il l'eut poétiquement assimilé, que ce monde nouveau put vraiment passer dans ses poèmes, sous forme «d'idées», comme l'expression de son monde intérieur. Ici encore, selon la loi de l'esthétique baudelairienne, s'opère cette mystérieuse «fusion de l'objet et du sujet, de la nature extérieure à l'artiste et de l'artiste lui-même15». C'est dire que l'exotisme de Baudelaire, comme tout son pitto­ resque, est symbolique. Le poète, lucide critique de lui-même, s'est d'ailleurs expliqué là-dessus dans une page des Curiosités esthétiques,—trop peu connue—, et qu'il faut citer. Elle contient — outre de nombreux souvenirs exotiques — ce qu'on pourrait appeler l'esthétique du voyage: la conquête — et l'assimilation — par l'esprit de terres nouvelles. Baudelaire imagine donc «un homme du monde, intelligent, transporté dans une contrée loin­ taine». Comme il le fut par la volonté — ou la grâce — du général Aupick. Que voit-il et comment? Et surtout comment s'en sou­ vient-il? « Si, au lieu d'un pédagogue, je prends un homme du monde, un intelligent, et si je le transporte dans une contrée lointaine, je suis sûr que, si les étonnements du débarquement sont grands, si l'accoutumance est plus ou I moins longue, plus ou moins laborieuse, la sympathie sera tôt ou tard si vive, si pénétrante, qu'elle créera en lus un monde nouveau d'idées, monde qui fera partie intégrante de lui-même, et qui l'accompagnera, sous la forme de souvenirs, jusqu'à la mort. Ces formes de bâtiments, qui j contrariaient d'abord son œil académique (tout peuple est académique en jugeant les autres, tout peuple est barbare quand il est jugé), ces végétaux inquiétants pour sa mémoire chargée des souvenirs natals, ces femmes et i 12 Exposition universelle de 1855, p. 954. 13 Lettre à Fernand Desnoyers (1855). 14 Victor Hugo, p. 705. 15 L'Art philosophique, p. 1099. LA VIE ANTÉRIEURE 33 ces hommes dont les muscles ne vibrent pas suivant l'allure classique de son pays, dont la démarche n'est pas cadencée selon le rhythme accoutumé, dont le regard n'est pas pro­ jeté avec le même magnétisme, ces odeurs qui ne sont plus celles du boudoir maternel, ces fleurs mystérieuses dont la couleur profonde entre dans l'œil despotiquement, pen­ dant que leur forme taquine le regard, ces fruits dont le goût trompe et déplace les sens, et révèle au palais des idées qui appartiennent à l'odorat, tout ce monde d'har­ monies uploads/s3/ la-vie-anterieure-louis-morice.pdf

  • 41
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager