Le processus créatif entre hasard et signification en mathématiques et en archi
Le processus créatif entre hasard et signification en mathématiques et en architecture Nicolas Bouleau Le "moderne" en architecture se voulait une rupture par rapport à tous les "styles" qui avaient marqué les époques successives. L'architecte Bruno Zevi caractérise le modernisme comme s'opposant au classicisme par l'abandon des symétries et la disposition des éléments "au hasard". Le hasard empêche les lectures "esthétiques". Mais qu'en est-il dès lors de ce qu'on appelait la composition architecturale ? Où opère le talent de l'architecte ? L'analogie avec la création mathématique est particulièrement éclairante. L’inattendu aléatoire du caléidoscope émerveille l’enfant et, de même, nous sommes fascinés par la richesse inventive des automates cellulaires et des systèmes non-linéaires que l’informatique traduit en formes graphiques à profusion. Mais dès lors qu’un acte réellement créatif est attendu, aucun processus automatique de déduction ni aucun tirage au hasard ou procédé de simulation n’est a priori recevable, du moins à soi seul. On attend un engagement plus téméraire — plus risqué au sens sémantique — une quête plus haute, qui, s’éloignant et du mécanique, et du fortuit, dans le cadre de son propre défi, atteigne un lieu remarquable, un chef d’œuvre, un point des recherches où l’on peut s’arrêter car il s’impose par un je-ne-sais- quoi qu’on appelait dans le temps l’harmonie. Vient alors l’Histoire et cela complique le problème. Les accords parfaits qui sonnaient si agréablement aux oreilles de nos aïeux, les œuvres si réussies qu’elles paraissaient indépassables, nous charment encore mais comme des choses trop familières, le chant grégorien est devenu berceuse. Il nous faut maintenant plus de dissonances pour apprécier la tonalité, plus d’exceptions pour aimer la règle… Ceci nous amène à l’architecture qui depuis l’antiquité, et de façon exemplaire aux périodes charnières que sont la Renaissance et la naissance de l’art moderne, est le lieu contradictoire et énigmatique d’une création à la fois harmonieuse et hors des sentiers battus. Bruno Zevi est un architecte théoricien très connu dans les écoles d’architecture pour son ouvrage Apprendre à voir l’architecture1 où il insiste sur le concept d’espace architectural à une époque où s’affirme la préoccupation de ne plus penser seulement les « pleins » mais réellement ce qui est perçu par l’homme-habitant ou l’homme-usager. Il y montre que cette préoccupation nourrit aussi une nouvelle lecture des monuments du passé par une célèbre analyse pédagogique des « vides » de la basilique Saint Pierre de Rome. Ceci s’inscrit dans les recherches qui préoccupèrent de façon si prégnante les artistes du vingtième siècle de tenter de comprendre et de définir la modernité. Comme si leur époque était la transition vers quelque chose, enfin, d’absolu, qui échappait définitivement à la succession des styles historiques. Une voie nouvelle qui tiendrait compte du développement scientifique et du progrès, vus l’une et l’autre comme universels et univoques. Le Corbusier écrit son manifeste Vers une architecture où il glorifie les silos à grains, les avions et « les formes 1 Ed de Minuit 1959 halshs-00782047, version 1 - 30 Jan 2013 Manuscrit auteur, publié dans "AMC Le Moniteur Architecture 211 (2012) 82-86" simples sous la lumière » avec une confiance sans mélange dans la technique et l’industrialisation. J.-M. Olbrich, immeuble de la Sécession, Vienne 1898, et J. J. P. Oud, café De Unie, Rotterdam 1924. Une rupture très significative vient installer une caractéristique importante de ce qui sera perçu comme modernité. Elle se situe précisément entre le Jugendstyl autrichien et le mouvement De Stijl hollandais. L’immeuble de la « Sécession » de J.-M. Olbrich reste symétrique, le café De Unie de J. J. P. Oud ne l’est plus. Certains principes d’harmonie classique sont encore présents dans ce que proposent les mouvements d’avant-garde de la Vienne fin-de-siècle, qui ont disparu chez Oud, Rietveld, Dudok, et aussi bien en peinture chez Mondrian. Aux Etats-Unis ceci correspond au passage de Sullivan et l’Ecole de Chicago à Frank Lloyd Wright, qui exprime lui-même progressivement cette émancipation dans son œuvre. Aussi devient-il le représentant symbolique de cette conception de la modernité. halshs-00782047, version 1 - 30 Jan 2013 « La symétrie est un invariant du classicisme » Sebastiano Serlio, château d’Ancy Le Franc (1550) La permanence des styles est une force historique d'une inertie considérable dont voulaient échapper les Modernes. A gauche un guéridon de style Louis XV. A droite une table du 17ème siècle avant Jesus Christ obtenue en coulant du plâtre dans un vide trouvé dans la boue recouvrant la ville minoénne d'Akrotiri due à l'éruption du volcan de Santorin. Prenant acte de cette évolution, dans son ouvrage Langage moderne de l’architecture2 Bruno Zevi écrit "La symétrie est un invariant du classicisme. Donc, la dissymétrie est un invariant du langage moderne". Et, à la question « Où situer une fenêtre, une porte, un objet hors des symétries ? » il a cette réponse vertigineuse « N’importe où ailleurs. » 2 Bordas 1981, trad. de Il linguaggio moderno dell’architectura, Einaudi, Turin 1973 halshs-00782047, version 1 - 30 Jan 2013 Frank Lloyd Wright, maison E. J. Kaufmann, Bear Run Pennsylvania, dessin 1936. Mais la bonne architecture peut-elle être au hasard ? Autrement dit : le hasard est-il la seule voie qui reste pour statuer, sans mensonge, sur la forme dans l’indéterminisme résiduel qui subsiste une fois prises en compte les contraintes fonctionnelles et constructives ? Le paradoxe aujourd’hui, maintenant que ces problématiques ont perdu de leur nouveauté, est que le hasard se voit en tant que tel. Il apparaît lui aussi comme un choix, qui peut nous lasser bien autant que les règles classiques, et même davantage ! Ou bien au contraire, le bon architecte doit-il ne rien laisser au hasard ? Pour les bâtisseurs de la Renaissance, il ne s’agissait certainement pas de copier les Anciens, mais de se servir des ordres grecs dorique, ionique et corinthien ainsi que des éléments qu’ils ordonnent (pilastres, frontons, métopes et triglyphes, caryatides puis chez les Romains, voûtes d’arêtes, fenêtres thermales, etc.) pour constituer un nouveau langage aussi inventif que peut l’être la poésie ou le théâtre. Capella Pazzi, Brunelleschi, Florence « La beauté résultera de la forme et de la correspondance du tout aux parties, des parties entre elles, et de celles-ci au tout, écrit Palladio, de sorte que l’édifice apparaisse comme un corps entier et bien fini dans lequel chaque membre convient aux autres et où tous les membres sont nécessaires à ce que l’on a voulu faire » (Quatro Libri dell’architectura publié au début du XVIIème en Italie). Et Alberti préconisera de scander ce langage selon la métrique (au sens poétique du mot) des rapports simples de petits nombres entiers, appelés rapports musicaux car ils fondent les résonnances des sons. Les Brunelleschi, les Palladio, les Sebastiano Serlio, ont-ils été trop talentueux ? Imités dans toute l’Europe, leur imagination créative s’est figée à titre posthume, en un discours standard. A la fin du dix-septième siècle déjà, Claude Perrault, l’auteur de la colonnade du Louvre et Christopher Wren, architecte de la cathédrale Saint Paul de Londres, réfléchissaient à de nouvelles conceptions de la beauté plus nuancées. Ils cherchent, et cela préfigure les préoccupations du baroque, plus de liberté dans les règles que celles élaborées par le classicisme. "Il y a deux origines à la beauté, écrit Wren, naturelle et coutumière. La halshs-00782047, version 1 - 30 Jan 2013 naturelle vient de la géométrie, elle consiste en uniformité (c'est-à-dire égalité) et en proportion. La beauté coutumière est le résultat de notre perception des objets qui nous sont ordinairement agréables pour d'autres raisons, la familiarité ou l'inclination pouvant faire naître l'amour pour des choses qui ne sont pas aimables en elles-mêmes." (Tracts on Architecture). Perrault partage avec Wren une conception duale de la beauté : il distingue les "beautés positives" et les "beautés arbitraires", une trace probablement de sa formation de physiologiste et de son œuvre dans les sciences naturelles où il s'est frotté aux difficultés de l'expérimentation. Les deux sortes de beauté chez Perrault s'apparentent à l'opposition entre le fait et le droit :"les beautés positives semblent se rapporter à la structure intrinsèque de l'édifice, tandis que les beautés arbitraires concernent plutôt son fonctionnement à l'intérieur du système du goût". L’arbitraire est du côté de ce qui est agrément et décor, affaire de mode. Il faudra une maîtrise prodigieuse de la stéréotomie pour la taille des pierres selon des surfaces gauches les plus savantes, et l’audace des artistes baroques — Boromini et ses émules de Sicile et de l’Empire Austro-hongrois — osant des églises en forme d’ellipse et des voûtes aux arêtes selon des courbes biquadratiques gauches et autres inventions agrémentées de sculptures maniéristes habiles et délicieuses telles que celles de Giacomo Serpotta, pour aller plus loin. Prouesses de la pierre taillée et du stuc, le baroque est une époque où se mêlent encore les savoirs et les manières des ouvriers et des artistes, des architectes et des ingénieurs. Puis le dix-neuvième siècle enfantera l’académisme et le style pompier de l’Ecole des Beaux- Arts et des prix de Rome, en décalage complet avec les réalités du développement industriel. Il s’agit donc, une fois uploads/s3/ le-processus-cre-atif-entre-hasard-et-signification-en-mathe-matiques-et-en-architecture.pdf
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- Publié le Nov 04, 2021
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