Université Paris-Est, LISAA, EA 1420. Au lendemain de la Seconde Guerre mondial
Université Paris-Est, LISAA, EA 1420. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il semble que, pour les artistes de l’art informel, la question de la réalité ne puisse plus se poser de la même façon. Le monde que cette nouvelle peinture présente n’est soudain plus identifiable ; le geste pictural va le dévoiler, l’« informer ». Ainsi vont être bousculés certains repères de l’histoire de l’art: ce qui surprend de prime abord, c’est l’étrangeté de ces nouvelles formes, qui précisément n’en sont pas, ou du moins ne s’apparentent plus avec celles que l’on tient habituellement pour telles. Ensuite, ce que le spectateur y découvre ne renvoie à rien de représentable ou de reconnaissable, mais le met en présence d’amas de pâtes violentées produisant des images inconnues. Le monde d’où émerge la peinture informelle est celui d’un temps où, après les horreurs de la guerre et la barbarie dont a fait preuve la civilisation, les peintres viennent à douter de l’humanité et prennent conscience que les problèmes que soulève l’art ne peuvent plus se résoudre dans une iconographie rassurante. En Espagne, ce monde est celui qui n’est pas encore guéri des séquelles de la Guerre Civile, où toute forme de culture moderne a disparu. Même si l’art informel apparaît en décalage dans la Péninsule par rapport à ses voisins européens, le double traumatisme de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre civile représente bien une rupture totale, comme l’attestent les œuvres d’Antoni Tàpies, d’Antonio Saura ou de Manolo Millares, ses principaux représentants. Surgi dans ce contexte douloureux, peut-on dire que l’art informel n’est qu’une période de l’Histoire de l’art ? Si Tàpies préfère, encore aujourd’hui, prendre le parti de donner à voir les matériaux utilisés plutôt que des images identifiables, en mettant également l’accent sur le geste, à quoi peut alors correspondre ce désir d’ouvrir sur la matière ? Si cet art ne représente plus, sa fonction n’est-elle pas alors de montrer quelque chose du monde ou de la relation de l’homme avec celui-ci ? 1 | P a g e Une esthétique du vide pour transcender la souffrance: Tapiès et l’informel Martine Heredia, PhD. En dévoilant la perception en train d’opérer, l’expérience qu’il fait, Tàpies ne cherche-t-il pas des réponses aux questions qu’il se pose ? Ne tente-t-il pas de changer la façon de voir le monde? Et l’œuvre, n’est-elle pas le lieu où l’artiste présente sa propre compréhension qui est, en même temps, projet de soi ? Pour répondre à ces questions, il conviendra d’abord de préciser les conditions sociohistoriques de l’apparition de l’art informel en Europe, mais aussi aux Etats-Unis, afin d’en mesurer la portée jusqu’en Espagne. Ce rapide panorama permettra de vérifier comment, pour la modernité ébranlée, s’est imposée la question de l’innovation et mettra en évidence la convergence de la recherche picturale de chaque côté de l’Atlantique. Les artistes évoqués témoignent en effet d’une transformation de l’art au niveau international comme d’une volonté commune de transcender l’histoire vécue. Dans une seconde étape, il s’agira de montrer que l’enjeu du travail de Tàpies est alors de construire une réalité à partir de l’expérience qu’il en fait, susceptible de conduire vers la liberté. Le retour aux choses et la confrontation du corps avec les matériaux vont donner existence à l’œuvre comme à l’homme et apporter une réponse possible à sa quête d’authenticité. L’ambiguïté des formes qu’offre alors l’art informel n’oblige-t-elle pas le spectateur à regarder autrement ? Nous verrons qu’elle constitue la condition nécessaire pour renverser les habitudes, celles du spectateur comme celles de l’artiste pour qui le geste, le corps prendront tout leur sens. Pour pouvoir créer un nouvel espace pictural, il faudra effacer l’image, la vider de ses référents habituels. Dans une troisième étape, la réflexion s’efforcera de montrer que la création est, à la fois, un faire et une recherche. L’acte créateur ouvre une dimension de l’expérience au monde, un monde que l’expérience crée. Par son œuvre, Tàpies pose un univers qui lui est propre et qui vise l’authenticité. Se libérer des schémas définis et des contraintes doit permettre à l’artiste de trouver une expression véritable. L’acte de peindre n’est-il pas cet effort qui tend à retrouver la nature que l’homme a perdue, celle qui renvoie aux origines? Reconstruire après le désastre Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, il est question pour l’Europe, et en particulier pour la France, de se reconstruire et de sortir de l’isolement intellectuel dans lequel l’ont cantonnée les années d’occupation nazie. Cependant, alors qu’on pouvait penser que la liberté retrouvée ouvrait une voie à l’art, la création ne renaît pas spontanément. 2 | P a g e Les artistes ont conscience que la victoire sur Hitler a dévoilé les horreurs des camps de concentration et que l’art ne peut plus s’envisager comme avant la guerre. La barbarie peut se voir dans les charniers des camps nazis, dans les séquelles d’Hiroshima, révélant à tous que la culture n’a pas pu empêcher de telles atteintes à l’homme. Ce divorce entre la culture et la réalité provoque des interrogations dans les milieux artistiques, car la question qui se pose est de savoir quel art produire désormais. Le philosophe allemand Adorno l’exprime lui-même en 1949 : La crise de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible aujourd’hui d’écrire des poèmes1. Certains choisissent de rejeter la culture instituée, pour accéder à la réalité d’une époque qui porte le poids de telles abominations, afin de pouvoir l’exprimer et surtout la dépasser. D’autres pensent que Dada et les révoltés de l’après Première Guerre mondiale ne sont pas allés assez loin dans le renversement des valeurs puisqu’une nouvelle guerre a eu lieu, plus horrible que la première. Les transgressions surréalistes avaient été des réponses aux transgressions de la guerre de 1914-1918 et les artistes sont conscients de la révolution que le surréalisme et les « ismes » ont permise au niveau esthétique; même si elles leur donnent encore des clés, elles ne répondent plus aux questions que se posent les artistes au lendemain de la guerre de 1939-1945. C’est dire que cette époque est bien celle de la désillusion, du doute existentialiste sur la liberté de l’homme. Au niveau moral, la Seconde Guerre mondiale pousse en effet une même génération à réfléchir sur la signification de l’être humain ; de là naît le désir de résoudre les contradictions de l’homme et du monde, déclenchant le souci de renouer avec un fonds commun d’humanité. La préoccupation est celle du retour à la condition d’homme, de la réconciliation avec la nature, du microcosme avec le macrocosme. Sur le plan artistique, les artistes se demandent comment donner du sens à leur art, comment non pas fuir mais agir, ce qu’ils mettront en pratique dans la recherche d’une peinture de l’acte immédiat, la peinture étant une expression d’une certaine expérience du monde, une expérience de l’être comme création. Face à la déraison d’un monde disloqué, il faut donc créer un autre art, capable de relever le défi d’une telle barbarie, en inventant de nouveaux langages permettant de transcender la barbarie en un art ouvert. L’important est alors de donner expression à l’informe. 3 | P a g e Donner du sens à la création L’innovation est apparue en France, à la fin de 1945, avec Jean Fautrier (1898-1964) dont les peintures, face aux horreurs de l’Occupation et aux assassinats massifs d’otages, ne présentent aucune autre référence à la barbarie que leurs titres ; en revanche, plastiquement, elles offrent un choc aux spectateurs par leur déni des règles admises par l’art en cours. De manière tout à fait insolite à l’époque, Fautrier met l’accent sur la matière, tue la peinture en faisant d’elle un procédé qu’il répète jusqu’à la fin de sa vie. Cette série tente de suggérer l’horreur, les massacres, uniquement par le travail de l’artiste qui se lit sur les couches de peinture grattées, traversées dans tous les sens. Les premiers otages sont encore identifiables mais, peu à peu, Fautrier supprime la suggestion directe au sang, à la présence du cadavre, remplace les couleurs par d’autres, sans lien rationnel avec la torture, substitue les profils ravagés par un trait qui tente d’exprimer le drame sans le représenter. L’exécution défie la tradition, faisant voler en éclats la figuration. A la barbarie de l’inhumanité que révèlent les atrocités de la Deuxième Guerre mondiale, Fautrier rétorque par la barbarie de l’exécution : il s’agit de peindre dans le paroxysme en détruisant ce qui reste de composition rationnelle dans l’abstraction. Toute une nouvelle génération va y puiser bien des leçons. Parallèlement, si les années de guerre inscrivent un temps d’arrêt dans la vie artistique européenne, il ne faut pas oublier qu’elles sont en revanche particulièrement favorables au développement des artistes américains. Ces derniers profitent de la présence de nombreux peintres surréalistes émigrés aux Etats-Unis (Max Ernst, André Masson, entre autres) et accueillis par uploads/s3/ martine-heredia-une-esthetique-du-vide-pour-transcender-la-souffrance-tapies-et-l-x27-informel.pdf
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- Publié le Mai 15, 2022
- Catégorie Creative Arts / Ar...
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