Prosper Mérimée IL VICCOLO DI MADAMA LUCREZIA Écrit en 1846. Publication posthu
Prosper Mérimée IL VICCOLO DI MADAMA LUCREZIA Écrit en 1846. Publication posthume en 1873. J’avais vingt-trois ans quand je partis pour Rome. Mon père me donna une douzaine de lettres de recommandation, dont une seule, qui n’avait pas moins de quatre pages, était cachetée. Il y avait sur l’adresse : « A la marquise Aldobrandi ». – Tu m’écriras, me dit mon père, si la marquise est encore belle. Or, depuis mon enfance, je voyais dans son cabinet, suspendu à la cheminée, le portrait en miniature d’une fort jolie femme, la tête poudrée et couronnée de lierre, avec une peau de tigre sur l’épaule. Sur le fond, on lisait : Roma 18… Le costume me paraissant singulier, il m’était arrivé bien des fois de demander quelle était cette dame. On me répondait : – C’est une bacchante. Mais cette réponse ne me satisfaisait guère ; même je soupçonnais un secret ; car, à cette question si simple, ma mère pinçait les lèvres, et mon père prenait un air sérieux. Cette fois, en me donnant la lettre cachetée, il regarda le portrait à la dérobée ; j’en fis de même involontairement, et l’idée me vint que cette bacchante poudrée pouvait bien être la marquise Aldobrandi. Comme je commençais à comprendre les choses de ce monde, je tirai toute sorte de conclusions des mines de ma mère et du regard de mon père. Arrivé à Rome, la première lettre que j’allai rendre fut celle de la marquise. Elle demeurait dans un beau palais près de la place Saint-Marc. Je donnai ma lettre et ma carte à un domestique en livrée jaune qui m’introduisit dans un vaste salon, sombre et triste, assez mal meublé. Mais, dans tous les palais de Rome, il y a des tableaux de maîtres. Ce salon en contenait un assez grand nombre, dont plusieurs fort remarquables. Je distinguai tout d’abord un portrait de femme qui me parut être un Léonard de Vinci. A la richesse du cadre, au chevalet de palissandre sur lequel il était posé, on ne pouvait douter que ce ne fût le morceau capital de la collection. Comme la marquise ne venait pas, j’eus tout le loisir de l’examiner. Je le portai même près d’une fenêtre afin de le voir sous un jour plus favorable. C’était évidemment un portrait, non une tête de fantaisie, car on n’invente pas de ces physionomies-là : une belle femme avec les lèvres un peu grosses, les sourcils presque joints, le regard altier et caressant tout à la fois. Dans le fond, on voyait son écusson, surmonté d’une couronne ducale. Mais ce qui me frappa le plus, c’est que le costume, à la poudre près, était le même que celui de la bacchante de mon père. Je tenais encore le portrait à la main quand la marquise entra. – Juste comme son père ! s’écria-t-elle en s’avançant vers moi. Ah ! les Français ! les Français ! A peine arrivé, et déjà il s’empare de Madame Lucrèce. Je m’empressai de faire mes excuses pour mon indiscrétion, et me jetai dans des éloges à perte de vue sur le chef-d’œuvre de Léonard que j’avais eu la témérité de déplacer. – C’est en effet un Léonard, dit la marquise, et c’est le portrait de la trop fameuse Lucrèce Borgia. De tous mes tableaux, c’est celui que votre père admirait le plus… Mais, bon Dieu ! quelle ressemblance ! Je crois voir votre père, comme il était il y a vingt-cinq ans. Comment se porte-t-il ? Que fait-il ? Ne viendra-t-il pas nous voir un jour à Rome ? Bien que la marquise ne portât ni poudre ni peau de tigre, du premier coup d’œil, par la force de mon génie, je reconnus en elle la bacchante de mon père. Quelque vingt- cinq ans n’avaient pu faire disparaître entièrement les traces d’une grande beauté. Son expression avait changé seulement, comme sa toilette. Elle était tout en noir, et son triple menton, son sourire grave, son air solennel et radieux, m’avertissaient qu’elle était devenue dévote. Elle me reçut, d’ailleurs, on ne peut plus affectueusement. En trois mots, elle m’offrit sa maison, sa bourse, ses amis, parmi lesquels elle me nomma plusieurs cardinaux. – Regardez-moi, dit-elle, comme votre mère… Elle baissa les yeux modestement. – Votre père me charge de veiller sur vous et de vous donner des conseils. Et, pour me prouver qu’elle n’entendait pas que sa mission fût une sinécure, elle commença sur l’heure par me mettre en garde contre les dangers que Rome pouvait offrir à un jeune homme de mon âge, et m’exhorta fort à les éviter. je devais fuir les mauvaises compagnies, les artistes surtout, ne me lier qu’avec les personnes qu’elle me désignerait. Bref, j’eus un sermon en trois points. J’y répondis respectueusement et avec l’hypocrisie convenable. Comme je me levais pour prendre congé : – Je regrette, me dit-elle, que mon fils le marquis soit en ce moment dans nos terres de la Romagne, mais je veux vous présenter mon second fils, don Ottavio, qui sera bientôt un monsignor. J’espère qu’il vous plaira et que vous deviendrez amis comme vous devez l’être… Elle ajouta précipitamment : – Car vous êtes à peu près du même âge, et c’est un garçon doux et rangé comme vous. Aussitôt, elle envoya chercher don Ottavio. Je vis un grand jeune homme pâle, l’air mélancolique, toujours les yeux baissés, sentant déjà son cafard. Sans lui laisser le temps de parler, la marquise me fit en son nom toutes les offres de service les plus aimables. Il confirmait par de grandes révérences toutes les phrases de sa mère, et il fut convenu que, dès le lendemain, il irait me prendre pour faire des courses par la ville, et me ramènerait dîner en famille au palais Aldobrandi. J’avais à peine fait une vingtaine de pas dans la rue, lorsque quelqu’un cria derrière moi d’une voix impérieuse : – Où donc allez-vous ainsi seul à cette heure, don Ottavio ? Je me retournai, et vis un gros abbé qui me considérait des pieds à la tête en écarquillant les yeux. – Je ne suis pas don Ottavio, lui dis-je. L’abbé, me saluant jusqu’à terre, se confondit en excuses, et, un moment après, je le vis entrer dans le palais Aldobrandi. Je poursuivis mon chemin, médiocrement flatté d’avoir été pris pour un monsignor en herbe. Malgré les avertissements de la marquise, peut-être même à cause de ses avertissements, je n’eus rien de plus pressé que de découvrir la demeure d’un peintre de ma connaissance, et je passai une heure avec lui dans son atelier à causer des moyens d’amusements, licites ou non, que Rome pouvait me fournir. Je le mis sur le chapitre des Aldobrandi. La marquise, me dit-il, après avoir été fort légère, s’était jetée dans la haute dévotion, quand elle eut reconnu que l’âge des conquêtes était passé pour elle. Son fils aîné était une brute qui passait son temps à chasser et à encaisser l’argent que lui apportaient les fermiers de ses vastes domaines. On était en train d’abrutir le second fils, don Ottavio, dont on voulait faire un jour un cardinal. En attendant, il était livré aux jésuites. Jamais il ne sortait seul. Défense de regarder une femme, ou de faire un pas sans avoir à ses talons un abbé qui l’avait élevé pour le service de Dieu, et qui, après avoir été le dernier amico de la marquise, gouvernait maintenant sa maison avec une autorité à peu près despotique. Le lendemain, don Ottavio, suivi de l’abbé Negroni, le même qui, la veille, m’avait pris pour son pupille, vint me chercher en voiture et m’offrir ses services comme cicérone. Le premier monument où nous nous arrêtâmes était une église. A l’exemple de son abbé, don Ottavio s’y agenouilla, se frappa la poitrine, et fit des signes de croix sans nombre. Après s’être relevé, il me montra les fresques et les statues, et m’en parla en homme de bon sens et de goût. Cela me surprit agréablement. Nous commençâmes à causer et sa conversation me plut. Pendant quelque temps, nous avions parlé italien. T out à coup, il me dit en français : – Mon gouverneur n’entend pas un mot de votre langue. Parlons français, nous serons plus libres. On eût dit que le changement d’idiome avait transformé ce jeune homme. Rien dans ses discours ne sentait le prêtre. Je croyais entendre un de nos libéraux de province. Je remarquai qu’il débitait tout d’un même ton de voix monotone, et que souvent ce débit contrastait étrangement avec la vivacité de ses expressions. C’était une habitude prise apparemment pour dérouter le Negroni, qui de temps à autre, se faisait expliquer ce que nous disions. Bien entendu que nos traductions étaient des plus libres. Nous vîmes passer un jeune homme en bas violets. – Voilà, me dit don Ottavio, nos patriciens d’aujourd’hui. Infâme livrée ! et ce sera la mienne dans quelques mois ! Quel bonheur, ajouta-t-il après un moment de silence, quel bonheur de vivre dans uploads/s3/ merimee-prosper-il-viccolo-di-madama-lucrezia.pdf
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- Publié le Dec 17, 2022
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