LETTRES COMTOISES NO 7 (2012) 65 ANDREAS BOIVINEAU Impressions des corps levant

LETTRES COMTOISES NO 7 (2012) 65 ANDREAS BOIVINEAU Impressions des corps levants Mic’Torn, graveur de formes organiques « On ne sait pas ce que peut le corps1 » MIC’TORN (Micaël TORNO) – Né au mois d’août 1971 à Belfort, Micaël Torno se destine à une carrière de footballeur. De cette vocation contrariée par des ennuis de santé surgira un artiste d’une détermination étonnante, qui deviendra un jour Mic’Torn. Entré peintre à l’École des beaux-arts de Besançon, il y découvre la gravure sur bois pour laquelle il se passionne, et qu’il pratiquera un temps à quatre mains avec son ami Fabien Laval, et en sort en 1998 avec le DNSEP. Il reste à Besançon ou dans la région (à Athose) jusqu’en 2006, se faisant particulièrement connaître par ses scénographies d’expositions et décors de spectacles, ce qui lui donne l’occasion de rencontrer les membres de l’association circassienne humanitaire “The Serious Road Trip”, partiellement basée à Avanne, avec qui il fera plusieurs voyages en Palestine et en Roumanie. Continuant à peindre et à graver, bientôt sur cuivre, il suit en 2007 une formation d’imprimeur taille-doucier à Paris, aux Ateliers Moret, qui lui permet de confirmer ses talents de graveur imprimeur, et de commencer à être exposé et reconnu dans cette spécialité, à la galerie Michèle-Broutta en particulier, ce qui lui vaudra de 1 Spinoza, Éthique, III, II, Scolie (traduction Appuhn, Œuvres III, Flammarion, GF, 1965, p. 139). Lettres comtoises no 7 (2012) 66 remporter le prix GRAViX en 2011. Parallèlement, il commence une formation de clown, et s’installe près d’Angoulême, avec les membres du Serious Road Trip, puis auprès de l’Association Thélème, à La Devignère, où la mort le trouve à l’automne 2011. Claude Louis-Combet a publié un texte sur son œuvre dans son recueil Des artistes, paru en 2010. Les reproductions de ses œuvres sont visibles sur le site artmajeur.com (chercher mictorn). Refaire le monde. L’acte fait l’homme. Par cette tâche, il s’identifie. Imiter. Représenter. Reproduire en soi comme hors de soi. Dans cette reprise formidable, grandeur et vanité de l’homme se frottent l’une à l’autre, et de cette étincelle jaillit l’aventure des formes. Au cœur de la culture, il y a le mystère de la forme. Par elle, la nature échappe au chaos et se rend présentable. Tout passe, se défait sans cesse, rien ne peut être dans cet emportement perpétuel. Et pourtant, il y a des présences. Chaque forme rend présent, donc fait l’impossible : ce non-lieu étranglé par le passé et l’avenir, elle s’y installe, pourtant. Alors, quelque chose est donné à voir. Phases de la Lune sculptant la nuit, courbe d’un sein dessiné par un fugace contre-jour, rythme des saisons architecturant le temps, rectitude phallique invitant le désir à danser, chaque forme est un événement. Quelque chose s’extirpe du devenir, parvient à être présent. La mimésis est donc l’interrogation d’une présence. Elle est attention à la forme, étonnement devant son surgissement paradoxal qui lance au passé un défi déconcertant. Cette constellation maintenant aperçue, comment ne pas l’avoir vue, puisqu’elle était évidemment déjà là, devant les yeux levés tant de fois vers le ciel ? Mystère de la reconnaissance, qui ouvre soudain sur un monde. Toutes ces formes que l’on ne sait encore voir, où sont-elles donc ? Par quelle étrange décision feront-elles Andreas Boivineau 67 bientôt acte de présence ? La conscience s’éveille à ce mystère, que là où il n’y a rien il puisse pourtant y avoir quelque chose. Et tout art travaille à cette croisée des chemins, à tordre le cou au temps pour qu’une présence advienne. C’est le paradoxe de l’art, qu’il travaille au surgissement de ce qui se donne spontanément, creuse indéfiniment l’instant d’une apparition, interroge sans relâche ce qui s’offre origi- nellement comme réponse à aucune question : l’évidence des formes. Ardente comme la flamme de Delphes, elle embrase l’âme d’une extase sacrée qui la consume instantanément, et l’éteint avec elle. Alors il faut renaître au monde, et chaque fois rallumer la flamme au feu primordial, retrouver la voie qui mène au présent. C’est le rituel, la répétition purificatrice dont chaque forme seulement aperçue irradie la nécessité. Elle suspend le devenir et le pervertit en ouvrant sur l’avenir paradoxal de l’origine. À quel feu les formes s’allument-elles ? Qu’est-ce qui garantit leur présence, leur donne cet air d’éternité ? Forgerons, alchimistes, peintres…, tous ceux qui un jour ont mérité le nom d’artiste savent le prix des formes, savent ce que coûtent ces questions en sueur, en sang et en larmes, et qu’en elles s’ouvre la vérité même. Celui qu’une forme foudroie ne voit plus à présent que mensonges dans une vie livrée au devenir, et au remords des tristes figures. La tâche est rude, en effet, car la séduction des formes est terrible. Non pas qu’elles soient mensongères. Mais leur puissance déconcerte notre suffisance qui veut nous faire croire qu’offertes elles nous appartiennent. Alors, pour neutraliser cette présence, nous feignons des images qui la renversent en absence, traces éteintes de ce qui n’offrait que d’être. Et le Grand Malentendu s’installe. Adorée ou déplorée, l’illusion Lettres comtoises no 7 (2012) 68 règne, et toute apparition est dévoyée en apparence. La Grande Rhétorique sidère les âmes que l’exigeante présence affole, leur jette en pâture ses simulacres immondes, avortons desséchés figurant leurs frustrations en répétitions vaines. La Grande Indifférence : ni vie ni mort, purs fonctionnements et dys- fonctionnements, remplace la Grande Différence : vie et mort jouissant de leur indéfectible étreinte. Mourir pour (re)naître : toute mimésis porte en elle cet enjeu vital, que le mensonge des tristes figures efface. Mic’Torn est né contre ce mensonge. La mort infligée à cet autre qu’il fut, lui seul sut y voir ses propres origines, celles d’un talent singulier porté par une dignité sans faille. Double et pourtant unique rectitude d’une vie et d’un art hantés par la faillite des hommes, résistant aux séductions et aux coercitions de tous les pouvoirs (familiaux, amicaux, institutionnels, artistiques…) pour ne plus laisser à personne d’autre le soin de se donner forme. Micaël Torno il fut, par certains lieux et par certaines heures franc-comtois. Mic’Torn il est, présence irréfu- table contractant le temps et l’espace, nom-programme dont les deux faces articulent tension et détente, cri vital et délivrance létale, crissement délicat du burin et puissance étale de la presse. Nom en biseau pour un artiste taillé dans le cuivre d’une vie sans concession. Car c’est bien en tant que graveur que Mic’Torn impose définitivement son art. Non pas que ses œuvres picturales, scénographiques, scéniques, photographiques, musicales soient de moindre valeur2, mais comme les différentes facettes d’un cristal, elles diffractent ce que les gravures concentrent : puissances de la matière, aventures de la lumière, 2 Ce choix délibéré conduira ainsi cette étude nécessairement limitée à faire l’impasse sur les audaces d’un merveilleux coloriste. Andreas Boivineau 69 énergie diabolique, persévérance de la vie, réunification des sexes, tout ici concourt à la perfection thématique et plastique de l’œuvre. Œuvre farouchement inactuel par la manière dont l’artiste retrouve le sens de l’ouvrage. La patience du geste qui ouvre le réel épuise la compulsivité du regard consommateur, le nettoie de ses attentes dérisoires, pour le faire entrer dans un régime de méditation sensitive bouleversant. Loin des pathétiques agita- tions du sexe qui aveuglent notre époque, l’érotisme se fait ici violemment ascétique, à la fois brûlant et hiératique. Le mystère absolu de la plaque gravée, où la forme hante le cuivre dans une sérénité parfaite, déjà étrangement charnelle et pourtant située dans des espaces inaccessibles, laisse une empreinte indélébile dans l’âme de celui qu’elle impressionne, avec laquelle la marque laissée sur le papier ne saurait rivaliser3. C’est que le cuivre est né sous le signe de Vénus, et devait cette fois s’exalter sous la griffe du lion, laissant sourdre de ses entrailles délicatement profanées le suc bientôt coagulé d’une jouissance dès lors prise dans son éternité. L’artiste est ici souverain, qui rejoint au cœur du métal l’eau-mère que son œil seul découvre, et dont sa main rapporte le souvenir pénétrant, à force de douceur, d’infinies précautions pour ne pas figer trop tôt cette vie à présent balbutiante qui devra encore traverser la plaque pour réveiller la feuille qu’une brutale privation de sève avait endormie. Rendre à l’impérieux solide la puissance érotique du fluide, voilà le grand art. Art d’initié, dont les résonances vives transpercent nos temps troublés qui aspirent sourdement à la renaissance. Un dessin 3 Ce qui ne retire évidemment rien aux talents d’imprimeur de l’artiste, affermis aux célèbres Ateliers Moret. Lettres comtoises no 7 (2012) 70 d’une vigueur magistrale4 (ill. 1) montre qu’appuyé sur sa mort on peut revenir à sa source, replier l’éventail des heures dans l’éclair d’un regard pénétrant pour s’assumer enfin pleinement. L’artiste l’avait fort à propos envoyé pour ses vœux de Nouvel An, et accompagné de ce propos sans équivoque : « pour se souvenir que le temps dans sa course agit sur nous tous et qu’il nous appartient aujourd’hui de nous observer comme un tout ». Les Grecs, déjà, avaient su uploads/s3/ mictorn-n7.pdf

  • 10
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager