ENTRE ŒUVRE ET PERFORMANCE : RÉFLEXIONS SUR LE DOUBLE STATUT DE L’ART MUSICAL A
ENTRE ŒUVRE ET PERFORMANCE : RÉFLEXIONS SUR LE DOUBLE STATUT DE L’ART MUSICAL Alessandro Arbo ESKA | « Musurgia » 2021/2 Volume XXVIII | pages 13 à 34 ISSN 1257-7537 ISBN 9782747233156 DOI 10.3917/musur.212.0013 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-musurgia-2021-2-page-13.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ESKA. © ESKA. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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On constate que, pour autant, il n’existe pas aujourd’hui de véritable consensus, ni à propos de leur signification, ni à propos du rôle qu’elles sont censées jouer dans la recherche musicologique. Si, par le premier terme, on entend généralement une composition, le deuxième est quant à lui de plus en plus employé au-delà de la sphère anglophone pour désigner indistinctement des activités comme l’exécution, l’interprétation ou l’improvisation musicales. Aux xixe et xxe siècles, les musicologues semblent s’être conformés à une règle implicite : ils devaient avant tout s’intéresser aux patrimoines qui avaient permis à la musique de faire en toute légitimité partie des beaux-arts : des œuvres fixées sur des partitions, destinées à être conservées, transmises et interprétées. L’affirmation d’Heinrich Schenker selon laquelle « fondamentalement, une composition ne requiert pas une exécution pour exister1 », montre bien à quel point cette priorité paraissait acquise. Cependant, au cours de ce même siècle, l’exécution musicale a commencé à retenir de plus en plus l’intérêt des chercheurs, en partie sans doute aussi grâce à l’impulsion donnée à la recherche par la redécouverte de la musique ancienne et la controverse qui s’ensuivit sur la question de l’authenticité2. On a assisté à la naissance et au développement, aussi bien dans les contextes académiques nord-américains qu’européens, de nouvelles approches fondées sur l’étude de la performance. Ce changement de perspective a parfois été perçu comme un tournant épistémologique : plutôt que sur des objets ou des biens culturels, il fallait se concentrer sur des actions, des événements, des * Professeur de Musicologie à la Faculté des Arts de l’Université de Strasbourg, membre de l’équipe d’accueil Approches Contemporaines de la Création et de la Réflexion Artistiques (ACCRA, EA 3402), directeur du Centre de Recherche et d’Expérimentation sur l’Acte Artistique (CREAA). 1 Heinrich Schenker, The Art of Performance, Heribert Esser (éd.), Irene Schreier Scott (trad.), Oxford/New York, Oxford University Press, 2000, p. 3. 2 Voir Jean-Jacques Nattiez, « Interprétation et authenticité », Musiques : une encyclopédie pour le xxie siècle, Jean Jacques Nattiez (éd.), vol. 2 (Les savoirs musicaux), Arles/Paris, Actes Sud/ Cité de la Musique, 2004, p. 1128-1148. © ESKA | Téléchargé le 22/06/2022 sur www.cairn.info via Université Rennes 2 - Haute Bretagne (IP: 193.52.64.243) © ESKA | Téléchargé le 22/06/2022 sur www.cairn.info via Université Rennes 2 - Haute Bretagne (IP: 193.52.64.243) 14 Musurgia processus, étudiés dans leurs dynamiques propres. Ainsi, Christopher Small signale que la musique ne fait jamais l’objet d’une simple contemplation ; elle est avant tout une « une activité, quelque chose que les gens font3 ». Bref, ce qui compte, ce sont bien les performances – ou plutôt, de manière plus cruciale, la musique en tant que performance4. Quant à ce que nous avons longtemps appelé œuvres ou compositions, elles ne disparaissent certainement pas. Elles auront néanmoins tendance à être considérées, dans cette perspective, comme des entités plus ou moins fictives ou idéales, dont la valeur ne sera reconnue qu’à l’intérieur d’un cadre culturel bien délimité. Un tel renversement de perspective est-il justifié ? Cet article tente d’apporter des éléments de réponse à cette interrogation. Notre hypothèse est qu’il ne convient ni d’accorder une priorité épistémologique à la notion de performance ni, non plus, de restaurer la centralité de la notion d’œuvre. Il ne s’agit pas non plus de trouver une sorte de solution de compromis, mais de comprendre jusqu’à quel point les deux notions demeurent indispensables à une description des faits musicaux, à cause du caractère fondamentalement double de l’art musical. Une clarification terminologique et conceptuelle de ces notions, suivie d’une réflexion ontologique sur la nature des objets et des événements auxquels elles se réfèrent, devraient nous permettre de le montrer. 2. Sur la notion d’œuvre musicale Si le terme d’opus apparaît pour désigner des créations musicales dès la Renaissance (on en trouve une première occurrence dans l’œuvre de Nikolaus Listenius)5, les musicographes ont généralement privilégié la signification qui a commencé à être la sienne dès la fin du xviiie siècle, lorsque tout un ensemble de croyances et de cadres institutionnels ont renforcé le caractère central (et le prestige) du travail des compositeurs. Le Werkbegriff s’est alors imposé comme un paradigme esthétique de la musique occidentale6 ; il est devenu, comme l’a expliqué Lydia Goehr, le principal « concept régulateur » d’une pratique 3 Christopher Small, Musiquer : le sens de l’expérience musicale, Jedediah Sklower (trad.), Paris, Éditions de la Philharmonie de Paris, coll. « La rue musicale », 2019, p. 21. 4 Voir Nicholas Cook, « Between Process and Product : Music and/as Performance », Music Theory Online, 7/2 (2001), https://www.mtosmt.org/issues/mto.01.7.2/mto.01.7.2.cook.html, consulté le 11 février 2022 ; idem, Beyond the Score : Music as Performance, Oxford/New York, Oxford University Press, 2013. 5 Voir Michela Garda, « L’opus musicale agli albori dell’età moderna », Storia dei concetti musicali : espressione, forma, opera, Gianmario Borio et Carlo Gentili (éd.), Rome, Carocci, 2007, p. 247-248. 6 Carl Dahlhaus, Esthetics of Music, William W. Austin (trad.), Cambridge, Cambridge University Press, 1982, p. 11-15. © ESKA | Téléchargé le 22/06/2022 sur www.cairn.info via Université Rennes 2 - Haute Bretagne (IP: 193.52.64.243) © ESKA | Téléchargé le 22/06/2022 sur www.cairn.info via Université Rennes 2 - Haute Bretagne (IP: 193.52.64.243) Entre œuvre et performance : réflexions sur le double statut de l’art musical 15 musicale7. Le contexte historico-social qui a accompagné sa diffusion est celui de la création des institutions culturelles et récréatives d’une bourgeoisie qui était en train d’affirmer sa prééminence en Occident. C’est dans un tel contexte que la musique a gagné le statut d’art autonome, affranchi du rôle plus fonctionnel ou ancillaire qu’elle avait joué auparavant : ses produits deviennent des « biens de culture » susceptibles d’être appréciés dans les salles de concert, au cours d’une expérience qui n’est pas sans rappeler celle des visiteurs d’un musée8. Ils sont considérés comme le résultat d’une individualité créatrice : ils portent la signature d’un artiste, le compositeur – lequel se charge souvent lui-même de les trier et de les classer à l’intérieur d’un catalogue autorisé9. Ils doivent être conçus comme l’effet d’une libre activité créatrice et même, pour les plus exemplaires d’entre eux, d’un génie. Une telle vision est à l’origine d’un système de valeurs destiné à durer, puisqu’il caractérise encore deux siècles plus tard la culture musicale globale10 : au sommet, un acte créateur, dont une multiplicité d’actes d’interprétation sont tenus de sauvegarder l’authenticité en s’adressant à une foule d’auditeurs située au niveau le plus bas de l’échelle et qui doit en recueillir les bénéfices dans un silence religieux. Pour parler (correctement) d’œuvres musicales, il conviendrait donc de s’appuyer sur les cadres historiques de la musique occidentale, de Beethoven à l’époque contemporaine. Il faudrait considérer cette notion comme le catalyseur de la division spécifique du travail entre un compositeur qui fixe ses idées sur une partition, des exécutants qui les mettent fidèlement en œuvre (c’est l’idéal de la Werktreue) et un public réuni dans une salle de concert pour partager une expérience proprement esthétique d’un objet, l’œuvre, à laquelle est reconnue une valeur artistique élevée. C’est une option qui possède des avantages indubitables ; elle permet notamment d’éviter les anachronismes ou les utilisations indues. Ni Platon ni Confucius ne sont jamais allés à un concert public payant11 : prétendre qu’ils aient connu ces objets originaux et de grande valeur que nous appelons œuvres musicales serait donc illégitime. De 7 Lydia Goehr, Le Musée imaginaire des œuvres musicales, Christophe Jaquet et Claire Martinet (trad.), Paris, Éditions de la Philharmonie de Paris, 2018, p. 252-259. 8 Le genre d’expérience impliqué par le mode d’organisation de la culture européenne dans la première moitié du xixe siècle a été expliqué par Hans Georg Gadamer à partir du concept (problématique) de uploads/s3/ musur-212-0013 1 .pdf
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- Publié le Nov 08, 2022
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