Nous sommes tous des créateurs Jean-François Dortier Décembre 2010 Il y a un si

Nous sommes tous des créateurs Jean-François Dortier Décembre 2010 Il y a un siècle, un auteur, aujourd’hui totalement oublié, a publié un livre remarquable que plus personne ne lit. L’auteur s’appelait Théodule Ribot, l’une des stars de la psychologie française à la fin du XIXe siècle. Son livre, Essai sur l’imagination créatrice (1900), sorti la même année que l’Interprétation des rêves de Sigmund Freud, est tombé complètement dans l’oubli (1). On y trouvait déjà des idées très originales, redécouvertes par les chercheurs un siècle plus tard. Dans cet ouvrage, T. Ribot aborde le thème de l’imagination « créatrice », grande oubliée selon lui de la recherche en psychologie. Jusque-là, dit-il, les psychologues se sont beaucoup intéressés à l’« imagination reproductrice » (on n’entendait pas les images mentales, considérées comme des résidus dégradés de la perception). L’imagination créatrice est cette capacité extraordinaire qu’ont les humains à produire des rêves, des œuvres d’art mais aussi à construire des maisons, inventer des objets techniques, faire des projets, inventer des recettes de cuisine ou décorer leur appartement. Car, écrit T. Ribot, « dans la vie pratique, dans les inventions mécaniques, militaires, industrielles, commerciales, dans les institutions religieuses, sociales, politiques, l’esprit humain a dépensé autant d’imagination que partout ailleurs. » Même l’économie n’y échappe pas : un chapitre est consacré à ce qu’il nomme joliment « l’imagination commerciale ». Au sens courant, l’imagination a longtemps renvoyé aux productions fantasmatiques de l’esprit humain. Elle est associée aux rêves, à la rêverie, à la fiction (roman, contes, récits, fables), à l’art, à l’utopie. Imaginer, c’est s’évader en pensée : l’enfant qui rêve de terrasser des monstres ou l’écrivain qui écrit un roman, le prophète ou le médium qui entre en communication avec les esprits de l’au-delà, etc. L’imagination nous transporte en pensée dans le futur, le passé, dans les mondes de l’au-delà, peuplés de personnages étranges. Cette vision poétique et enchantée de l’imagination ne recouvre qu’une partie de l’immense domaine dans lequel s’exprime la créativité. De plus en plus d’experts admettent aujourd’hui que la création ne se réduit pas au monde des arts, des rêves et des utopies. L’imagination créatrice s’exprime aussi dans les sciences, la technologie, le travail et la vie quotidienne. Construire des paysages mentaux Partons d’abord au pays des mathématiques. A priori, nous voilà au royaume des formules, des raisonnements rigoureux, des chiffres, des modèles. Quoi de plus étranger à l’imagination ? Si l’on écoute les mathématiciens eux-mêmes, beaucoup admettent avoir recours à une pensée imaginative. Le mathématicien Jacques Hadamard l’avait déjà noté il y a un demi-siècle. L’imagination – c’est-à-dire la pensée en image – joue un grand rôle dans l’invention mathématique (2). La construction de théorie géométrique ou algébrique passe par des constructions mentales dans lesquelles interviennent des images de nature visuelle. Souvent, un mathématicien « voit » une solution en imaginant un chemin nouveau qui lierait deux domaines des mathématiques jusque-là séparés (3). Cette vision vient en premier, la démonstration suit. Ce n’est sans doute pas un hasard si le mot « théorème » renvoie, selon l’étymologie grecque, au mot « vision ». De la création scientifique (4) Les sciences de la nature font aussi abondamment appel à l’imagination. La physique a même progressé par des « expériences de pensée » révolutionnaires. Galilée n’a jamais lancé de poids du sommet de la tour de Pise pour découvrir la loi de la chute des corps, il s’est contenté d’imaginer l’expérience. Ce n’est que bien plus tard que l’on a pu vérifier le résultat. Albert Einstein, lui aussi, déclarait « penser en images » (et non à coup de formules et de raisonnements). La plupart de ses découvertes reposaient sur des expériences de pensée très visuelles : pour étudier la vitesse de la lumière, il s’imagine assis sur un rayon de lumière un miroir à la main ; pour étudier la relativité, il se voit installé dans un ascenseur cosmique. « Les mots ou le langage, écrit ou parlé, ne semblent jouer aucun rôle dans mon mécanisme de pensée (…). Les éléments de pensée sont, dans mon cas, de type visuel », écrit A. Einstein. Il ajoute que les mots conventionnels destinés à exposer sa pensée viennent après et « laborieusement ». Des chimistes et des biologistes de renom ont également apporté leurs témoignages sur le rôle de l’imagination dans leur travail. Le chimiste allemand Friedrich Kekulé, fondateur de la chimie organique, raconte qu’il a découvert la structure (en cercle) de la molécule de benzène en rêvassant au coin du feu, voyant, tout à coup, les molécules former comme un serpent qui se mord la queue (5). Ce qui témoigne du rôle des analogies et métaphores, désormais reconnues par les philosophes des sciences comme des instruments de pensée décisifs (6). François Jacob, prix Nobel de médecine en 1965, décrit ainsi la démarche du chercheur (7) : « Contrairement à ce que j’avais pu croire, la démarche scientifique ne consistait pas simplement à observer, à accumuler des données expérimentales et à en tirer une théorie. Elle commençait par l’invention d’un monde possible, ou d’un fragment de monde possible, pour le confronter, par l’expérimentation, au monde extérieur. Et c’était ce dialogue entre l’imagination et l’expérience qui permettait de se former une représentation toujours plus fine de ce que l’on appelle la “réalité”. » En mathématique, en physique, en chimie, en biologie, etc., on réhabilite aujourd’hui le rôle fécond de l’imagination et de son cortège d’analogies et de métaphores, qui seraient de puissants générateurs de modèles. Les sciences humaines ne sont d’ailleurs pas en reste, à l’heure où l’on redécouvre la valeur heuristique du récit et de la littérature (8). Le rêve dans la machine La technique, longtemps mal aimée des philosophes et des poètes (qui y voyaient le règne de l’utilitaire), est redécouverte aujourd’hui sous son visage créatif. Regardons les objets qui nous entourent : téléphone portable, ordinateur, machine à café, montre, chaussures, etc. ont été rêvés avant d’être fabriqués. L’imagination créatrice intervient d’abord dans la motivation de l’ingénieur. Les frères Montgolfier ont inventé la montgolfière ou les frères Wrigth les avions non pas pour améliorer les moyens de transport, mais d’abord parce qu’ils rêvaient de voler. Charles Cros, l’un des inventeurs du phonographe, était un poète qui voulait garder la voix des gens disparus. Et la biographie des inventeurs, de Thomas Edison à Steve Job, révèle la part de rêve qui les anime depuis l’enfance. Mais l’imagination intervient surtout dans l’acte de conception proprement dit. Construire une maison, un bateau, inventer un nouvel objet technique supposent un travail mental de construction de « mondes possibles », des objets techniques imaginés d’abord sous forme d’ébauches, de plans, de croquis et de schémas. Réalisée seule ou en équipe, la création d’une automobile suppose, du prototype initial au design final, des couches successives de créations techniques et esthétiques. L’imagination créatrice est ainsi présente dans nos assiettes, nos vêtements, le décor de mon appartement, et même sur l’étiquette de mon pot de moutarde. Tous les objets qui nous entourent sont des concentrés d’imagination gravés dans la matière. L’imagination commerciale Le travail est aussi un foyer de création permanente. Beaucoup de professions exigent une part de création quotidienne. C’est évident pour les professions dites « créatives » : l’architecte, le décorateur, le directeur artistique dans une agence de communication. En fait, le spectre est beaucoup plus large si l’on y regarde de près : l’enseignant qui prépare sa classe (9), l’avocat qui écrit sa plaidoirie, le commerçant qui compose sa vitrine, le pâtissier qui réalise ses gâteaux. Même les entrepreneurs, les commerciaux, les financiers sont des créateurs à leur manière : imaginer un produit, bâtir un business plan, établir une stratégie de commercialisation, trouver la bonne communication supposent de faire des hypothèses, d’échafauder des scénarios, d’anticiper, de risquer… Autant de formes de création que T. Ribot nommait « l’imagination commerciale ». L’imagination telle que l’entendait T. Ribot ne se réduit donc pas à sa vision poétique et enchantée, celle des rêves, des utopies et des œuvres d’art. Cette imagination n’est qu’un versant d’une imagination pratique qui se manifeste dans les sciences, la technique, le travail, la vie quotidienne. Cette conception élargie de l‘imagination est aujourd’hui partagée par nombre de chercheurs (10). Elle conduit à voir celle-ci non plus comme une activité mentale débridée (un petit cinéma intérieur destiné à nous distraire), mais comme un processus cognitif très courant et répondant à une fonction cognitive centrale : produire les images mentales nécessaires pour résoudre des problèmes, élaborer des choix, anticiper, penser le monde qui nous entoure et le transformer. uploads/s3/ nous-sommes-tous-des-createurs 1 .pdf

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