161 verre, lui, fut inventé en Allemagne autour du XIII' siècle, mais ce n'est
161 verre, lui, fut inventé en Allemagne autour du XIII' siècle, mais ce n'est encore qu'un miroir sphérique, obtenu par la découpe d'une boule de verre: il est concave si la sur- face réfléchissante est la surface plane, convexe dans le cas contraire. Ce sont les Flandres qui, au xv' siècle, produisent le plus grand nombre de miroirs sphériques. Plusieurs œuvres d'art flamandes portent la trace de cette industrie: le Saint Éloi orfévre de Petrus Christus, le Prêteur et sa femme de Quentin Metsys, mais aussi et surtout - nous avons eu l'occasion de le mentionner -le Portrait des époux Amolfini de Jan Van Eyck, dans lequel Ill. 38. 46 le miroir est utilisé comme source de l'autoportrait caché. On notera enfin que la véritable diffusion du miroir en verre plan de Murano, connu depuis quelques siècles déjà, correspond précisément à la naissance de la pers- pective" mais aussi à celle de l'autoportrait, ce qui L'AUTOPORTRAIT ET LE5 CONTRADICTION5 DU MIROIR LE MIROIR CHA IRE" 5 la critique, en général, s'accorde à admettre qu'il existe un fondement technique et matériel à la naissance de l'autoportrait. Il s'agit de la diffusion du miroir en verre qui connaît un développement sans précédent à partir du XV' siècle et devient au XVI' siècle, à Venise, une industrie florissante, capable de fournir toute l'Europe. Le miroir, dont la fonction première est de servir à la toilette personnelle, est connu depuis l'Antiquité. Inventé, semble-t-il, par les Égyptiens vers 2500 avantJ.-c., il était constitué d'une surface réfléchissante plane en métal (or, argent ou bronze). Il fut très prisé des Grecs, ce qui ne surprend guère quand on sait l'intérét qu'ils portaient à la beauté physique. Il s'est ensuite transmis aux cultures étrusque et romaine. Le miroir de [artiste et son double <Ill 151 Johannes Gump Autoportrait, 1646 Huile sur toile, 88,5 x 39 cm Florence, galerie des Offices 162 • semble suggérer, entre autres, une possible connexion entre cette technique artistique et ce genre pictural. Examinons plus avant cette possible connexion, en nous rappelant, pour commencer, qu'il existe un fondement théorique à la base de l'autoportrait, qui remonte à la théorie de la perspective: l'artiste, dès lors qu'il doit, comme disait Alberti, reproduire la réalité projetée sur une surface réfléchissante, n'a pas d'autre possibilité de se représenter qu'en regardant dans un miroir. En d'autres ter.mes: qu'en se regardant. Nous pounions dire, en recourant au vocabulaire du cinéma, que l'autoportrait est théoriquement caractérisé par la présence d'un {{ regard-à-la-caméra », d'un regard qui coincide exactement avec le point de vue du tableau'" Mais comme le point de vue est supposé coincider à son tour avec le regard du spectateur (qui coincide de son côté avec le regard de l'auteur), il en résulte que le por- traituré regarde celui qui le regarde en train de le regar- der. Au fond, chaque regard-à-Ia-caméra dit: «je te regarde me regarder.»" Dans le cas de l'autoportrait, nous avons donc une coincidence entre un {{ je te regarde en train de me regarder » et un «je me regarde en train de me regarder». Il s'agit, on le voit, d'une ambiguité schizophrénique qui engendre une perver- sion de l'échange communicatif'8. Il nous faut revenir, si l'on veut mieux éclairer le concept, sur la façon dont la Renaissance comprend la surface d'un tableau. À l'époque, la toile, le panneau de bois ou le mur de la fresque sont considérés comme un miroir sur lequel est réfléchie l'image de la réalité. Et le peintre ne fait que ({ mimer» cette surface réfléchis- sante. L'image de l'autoportrait n'est pas une simple réflexion du réel, mais bien la réflexion d'une image réfléchie"'. Si nous appelons R le réel, M le miroir et T le tableau, il s'ensuit que le parcours qui conduit à l'image peinte devrait être: R - M - T. Le peintre, s'il veut être fidèle à la règle générale de la production, doit donc se représenter de façon à ce que: (a) il puisse se regarder dans un miroir M en prenant la pose R; (b) le miroir M, qui le reflète, soit plaCé dans une position telle que T puisse à son tour le réfléchir et pour cela, il faut que M ne soit pas parallèle à T mais qu'il occupe un angle au moins légèrement différent; (c) le tableau T s'affir.me comme un miroir qui réfléchit un miroir mais s'en défend à la fois, sinon le second miroir devrait pré- senter deux reflets superposés, celui du miroir M et celui du peintre qui non seulement est en train de se regarder dans M, mais est en train de travailler sur T. À ce stade, deux observations s'imposent. La pre- mière: s'il veut rendre compte de la double spécularité selon les lois de la géométrie, le peintre en train de se dépeindre doit nécessairement adresser un regard « à la caméra» - le seul regard qui exprime un «se regarder regarder» - et opérer une torsion de son cou par rap- port à son buste. La seconde: il ressort du paradoxe évoqué au point (c) que le peintre ne saurait se repré- senter autrement que comme un artiste en train d'exé- cuter son œuvre, puisque l'affir.mation et la négation de la réflexivité du tableau l'obligent à affir.mer et à nier à la fois sa propre présence dans l'acte de production. La contradiction est intéressante: tous les autoportraits qui ne montrent pas le peintre en train de se peindre appa- raissent automatiquement comme des « autoportraits » exécutés par quelqu'un d'autre, et donc comme des por- traits qui documentent la volonté d'un autre peintre de rendre hommage à l'artiste. Évidemment, l'hypothèse que nous venons d'avancer peut être aisément démentie par l'expérience (les scientifiques appellent cette procédure « falsifica- tion »). D'abord, il existe de nombreux autoportraits qui ne regardent pas le spectateur. Ensuite, il en existe beaucoup qui le regardent sans tourner la tête. Il en existe de nombreux autres qui se présentent avec la tor- sion du cou, mais sans l'inversion de la droite et de la gauche. Et de nombreux, encore, dans lesquels l'artiste n'est pas du tout en train de travailler à son propre auto- portrait. Enfin, on trouve des portraits qui conjuguent les trois ingrédients (regard à la caméra, torsion du cou, inversion de la droite et de la gauche) mais ne sont pas pour autant des autoportraits. Cela posé, notre hypo- thèse conserve une certaine cohérence: elle est même, logiquement, la seule manière possible d'appréhender le rapport entre l'auteur et son œuvre. Et les cas que nous venons de citer ne sont rien d'autre, au fond, que des façons de jouer sur ce rapport. Examinons le premier cas, celui de l'autoportrait qui ne regarde pas « la caméra» (ou le spectateur). C'est comme si, dans le discours, le sujet qui parle n'uti- lisait pas la première personne (<< je »), mais la troisième (<< il »). L'auteur prend ses distances avec lui-même et se représente comme dans un portrait historique. La littérature offre des exemples comparables. Nous n'en citerons qu'un seul, divertissant au demeurant: celui conçu par le sémiologue Roland Barthes en 1975. Dans {{ Roland Barthes par Roland Barthes ", une recension qu'il a livrée à La Quinzaine, l'auteur se traite comme une tierce personne et joue, tout au long de l'article, sur le rapport je/il60. Nous sommes en face du cas le plus évident de transfonnation du discours direct en dis- cours historique (où la troisième personne n'est plus quelqu'un qui parle). En peinture, le mécanisme consiste à transformer l'autoportrait en portrait et celui-ci en biographie. Nous avons déjà évoqué cette catégorie au cours du chapitre précédent, et nous y reviendrons bientôt pour étudier plus avant les intentions auto- biographiques des artistes qui se représentent. Deuxième cas, celui de l'autoportrait qui regarde le spectateur sans tourner la tête. !ci, la transfonnation est simple: l'autoportrait est seulement un portrait et les (quelques) traces de son élaboration sont effacées. Ce modèle peut être appliqué et compliqué à l'envi, puisque l'autoportrait devenu portrait peut également se transfonner en porrrait {{ sous les traits de ". C'est le cas de plusieurs autoportraits délégués, fort célèbres, que nous avons déjà mentionnés. On se remémorera Ill. 84 l'exemple de l'autoportrait de Dùrer en Christ, daté symboliquement « 1500" mais exécuté en 1505. Ce tableau comporte une complication supplémentaire: les yeux y sont traités comme des yeux réfléchissants. De ce fait, ils introduisent une ambiguïté dans l'image: comme le protagoniste se mire dans un miroir, on devrait retrouver le miroir dans ses pupilles. Au lieu de cela, on y voit la pièce qui le contient. Si l'image doit être comprise comme un portrait (le tableau serait donc son miroir), alors les yeux révèlent l'invisible, ce qu'il y a derrière le tableau. Si l'image, au contraire, est comprise comme un autoportrait (le tableau serait donc le miroir d'un miroir), alors les yeux révèlent sur le tableau ce que le tableau nie, c'est-à-dire ce qu'il y a devant le tableau. Et ainsi de suite, au uploads/s3/ omar-calabrese-l-x27-art-de-l-x27-autoportrait-4.pdf
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- Publié le Nov 02, 2022
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