Cahiers d’ethnomusicologie Anciennement Cahiers de musiques traditionnelles 31

Cahiers d’ethnomusicologie Anciennement Cahiers de musiques traditionnelles 31 | 2018 Enfants musiciens La créativité enfantine dans la comptine Anne-Marie Grosser Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/2977 ISSN : 2235-7688 Éditeur ADEM - Ateliers d’ethnomusicologie Édition imprimée Date de publication : 10 décembre 2018 Pagination : 209-212 ISBN : 978-2-88474-478-2 ISSN : 1662-372X Référence électronique Anne-Marie Grosser, « La créativité enfantine dans la comptine », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 31 | 2018, mis en ligne le 10 décembre 2020, consulté le 02 avril 2021. URL : http:// journals.openedition.org/ethnomusicologie/2977 Article L.111-1 du Code de la propriété intellectuelle. L e mot comptine – qui vient du verbe compter – se disait autrefois comptain ou comptage, les enfants la nomment parfois la Plouf. C’est un texte générale- ment court, toujours rythmé et rimé ou assonancé, souvent récité, plus rarement chanté. La comptine, l’un des genres les plus modestes et – en apparence – les plus insignifiants du répertoire de l’enfance, a pourtant un rôle fondamental dans la socialisation d’un groupe. Elle permet, avant d’organiser un jeu, de régler – par le biais du hasard – les questions de justice et de préséance entre les enfants. Mais cette ordalie n’est pas toujours contraignante car les enfants ont imaginé de pouvoir l’ignorer pour l’esquiver. Si le récitant prévoit que le final d’une comptine va éliminer un enfant-ami qui ne le souhaite pas, il ajoute cette formule : « Mais si le roi et la reine ne le veulent pas, ce ne sera pas toi ! ». Et le « sort » désignera un autre enfant. De nombreuses comptines sont le « pain perdu 2 » de mots et d’expressions empruntés aux adultes. Dans ces créations, le rythme et les rimes ou les asso- nances choisis priment sur le sens général. La créativité enfantine dans la comptine 1 Anne-Marie Grosser DOCUMENTS 1 Cet article est extrait d’un ouvrage en prépa- ration : Inventaire des Jeux-Chantés de l’Enfance. 2 Je reprends cette expression de Louis-Jean Calvet, qui la définit dans son ouvrage Les jeux de la société (1978 : 40) : « Roger Caillois (Les jeux et les hommes) notait avec un certain agacement la tendance dominante chez les analystes du jeu à le considérer comme utilisation des restes, pain perdu de la société en quelque sorte, cette thèse se ramenant pour lui à la proposition : « Tout déchoit dans le jeu ». Ainsi les antiquités (arc, fronde…) deviennent-elles jouets […]. Détec- tant chez Johan Huizinga (Homo lunes) la thèse inverse (tout vient du jeu), Caillois se propose de résoudre l’antinomie entre ces deux ana- lyses : « l’esprit du jeu est essentiel à la culture, mais jeux et jouets, au cours de l’histoire, sont bien les résidus de celle-ci » […] Si le jeu fonc- tionne comme pain perdu de la société, gâteau du pauvre consistant à accommoder les restes, il est en même temps initiation à la société. […] Jeu et société ne s’opposent pas plus qu’œuf et poule. » 210 Cahiers d’ethnomusicologie 31/ 2018 Par exemple 3, la comptine Am stram gram – si répandue en France – est souvent considérée comme étant farcie de mots sauvages. Or elle est probable- ment composée d’une série de déformations de mots et d’expressions venant de deux jeux de cartes : l’écarté et la bourre 4. La comptine et sa possible signification Am stram gram, As, roi, dame, Pic et pic et colegram, Pic et pic et carré d’dames, Bourre et bourre et ratatam, Bourre et bourre et roi et dame, Am stram gram. As, roi, dame. Le ratatam du troisième vers peut avoir remplacé « roi et dame » ou être un mot sauvage choisi pour la rime. Cet autre exemple de « pain perdu » vient du rapprochement d’une comp- tine et d’un « cri » de métier. En 1974, j’ai enregistré la comptine Une mine mane mo auprès d’enfants du Val de Marne. En 1978, j’ai noté auprès d’une dame très âgée – Antoinette Maroste qui avait été marchande d’herbes sur les marchés parisiens au début du XX e siècle – plusieurs « cris » de marchand d’herbes dont celui proposé ci-dessous. La comptine Le « cri » de marchand d’herbes Une mine mane no, Une mine mane mo, Une fine fane fo, Une fine fane fo, Maticaire et matico, Matricaire et matrico, Cache ta main derrière ton dos ! Pour migraine et autres maux. En rapprochant la comptine du cri de métier, il me semble pouvoir affirmer qu’elle en découle. Les deux premières phrases sont identiques dans les deux textes, et la troisième est presque identique. Dans le « cri », si la première phrase ne semble pas être signifiante, les suivantes le sont. L’expression une fine fane signifie « une fine herbe » et le mot matricaire désigne la « petite camomille », dite aussi « camo- mille allemande », une plante ayant des vertus thérapeutiques. 3 Quatre des comptines commentées ici sont parues sur un de mes livres/CD : « Cambronne » (Anthologie thématique de la chanson d’enfants ; Histoire de France Courlay : Fuzeau, 2010, col- lection « Trésors d’enfance ») ; « Demain, c’est dimanche » et « Une vache… » (Anthologie thé- matique de la chanson d’enfants ; Les Animaux, Courlay, Fuzeau, 2003, collection « Trésors d’enfance ») ; « Une mine mane mo » (Trésors du Langage ; Dire, lire, écrire, Lyon, Lugdivine, 2015). Je remercie les éditions Lugdivine pour la mise à disposition de l’extrait sonore et textuel. 4 L’écarté – dont le nom vient de ce que les cartes étaient posées écartées sur la table – répandu au XIX e siècle, se jouait à deux. La bourre – « bourrer » signifie poser des jetons ou de l’argent sur la table du jeu – d’origine occitane, se jouait de trois à six. Documents / Grosser 211 Les comptines mentionnant des personnages historiques (Charlemagne, Jeanne d’Arc ou Napoléon) sont nombreuses et sont aussi le « pain perdu » de dires d’adultes, ou de leçons scolaires. Cambronne a dit à Waterloo : « La garde se meurt, mais n’se rend pas ! » Et puis un mot, qu’est un gros mot, Mais celui-là, j’le dirai pas ! Un, deux et trois, ôte-toi de là ! Les textes, venus plus complètement de l’inventivité enfantine, sont à partager en trois groupes. Les comptages, les textes alliant réel et imaginaire, et ceux per- mettant une transgression avec la scatologie et la grossièreté. La comptine avec « comptage » la plus répandue est certainement « Une oie, deux oies, trois oies, quatre oies, cinq oies, six oies, sept oies (C’est toi !) ». Lorsque le texte allie le réel à l’imaginaire, des personnages réels sont présents, mais souvent dans une situation bizarre comme cette « grand-mère enfermée dans une boîte de chicorée » ou ce « P’tit mari qui balaie son écurie avec une botte de radis ». Dans les textes où il s’agit d’animaux, l’imaginaire est encore plus débridé : un petit chat est bleu, un petit cochon est pendu au plafond, un colimaçon est borgne, un coq a pondu un œuf et certaines poules ont une activité surprenante. Demain, c’est dimanche, Toutes les poules chantent, A la porte de Paris, Pour avoir du pain bénit. Sors d’ici ! La comptine est le jeu-chanté le plus confidentiel des enfants, celui qu’ils échangent à la récréation loin de l’écoute des adultes. Ils peuvent alors se réjouir de textes scatologiques et grossiers comme ceux de Marie-Charlotte « tombée dans les chiottes », d’un cochon « qui pue et pète » ou d’une vache « qui pisse dans un tonneau ». La comptine ci-dessous – que j’ai entendue dans plusieurs écoles du Val de Marne et enregistrée en 1982 – était utilisée comme comptine, mais par- fois aussi, les enfants la braillaient en marchant en groupe à travers la cour d’école. Une vache qui pisse dans un tonneau, C’est rigolo mais c’est pas beau 5. Et comme la reine et le roi ne le veulent pas, Ça ne sera pas toi ! 5 La deuxième phrase est souvent remplacée par : « C’est rigolo et c’est salaud ». 212 Cahiers d’ethnomusicologie 31/ 2018 Universelle et fort ancienne, la comptine est certainement une manifes- tation créative très importante des enfants et l’une des dernières transmissions orales de l’enfance. Aujourd’hui, toujours omniprésente avant les jeux en groupe, on note qu’elle est de plus en plus réduite et essentiellement fonctionnelle : « Un, deux, trois, c’est toi ! » pour une comptine de désignation rapide ou « Une balle en or, Tu sors ! » pour une comptine de désignation par élimination. Il faut aussi remarquer que de plus en plus des logos sont cités : « Adidas », « Carambar » ou « Malabar », comme dans ces deux comptines que j’ai enregistrées dans l’Yonne en 2017. Adidas, Carambar (ou Malabar) A dit tu t’casses A dit : Tu t’barres, Au bout de trois, Au bout de trois, Un, deux, trois ! Un, deux, trois ! uploads/s3/ ethnomusicologie-2977.pdf

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