Journal Asiatique 303.2 (2015): 181-196 doi: 10.2143/JA.303.2.3120200 Le présen

Journal Asiatique 303.2 (2015): 181-196 doi: 10.2143/JA.303.2.3120200 Le présent article entend faire le bilan de l’état de la recherche quant à la validité de la notion de racine tri­ litère comme élément lexical irréductible. La réflexion sur cette même construction grammaticale entraîne irré- médiablement une refonte notionnelle de la formation et l’organisation du lexique des langues sémitiques. Cet article s’organise en trois temps ; je ferai d’abord un bref rappel de la notion de racine trilitère ou triconso- nantique, accompagné d’une démonstration des limites de cette conception. Suivra une réflexion sur le trajet des formes et des sens donc sur la constitution du lexique et des notions. Finalement, j’aborderai la Théorie des Matrices et des Étymons de Georges Bohas et discuterai de certains de ses aspects dans le cadre de la substitution de ce modèle à celui de la racine. 1. Introduction Comme on l’affirme traditionnellement, un mot en sémitique doit toujours pouvoir s’analyser en croisant deux éléments : sa racine et son schème. Dans le but d’en rappeler la valeur, je cite quelques spécialistes de la question. D’abord, Karl Brockelmann, qui écrit en 1910, dans son Précis de linguistique sémitique : Presque tous les mots des langues sémitiques […] se laissent ramener à des groupes de vocables dont la ­ signification commune primordiale est attachée à trois consonnes […] On désigne ordinairement cette base par le terme ‘racine’. En complément de cette remarque, notons également les propos de Marcel Cohen, qui déclarait dans son ouvrage de 1947, Essai comparatif sur le vocabulaire et la phonétique du chamito-sémitique : Les racines sémitiques ont été étudiées de près par les linguistes. On sait qu’elles sont en très grande majorité composées de trois consonnes ; on les nomme trilitères. On trouve ce type d’affirmation dans tout essai lin- guistique, grammaire ou manuel d’apprentissage portant sur l’étude d’une langue sémitique. Depuis le Moyen- Âge jusqu’à aujourd’hui, une majorité de spécialistes s’accorde pour affirmer que le sens d’un mot d’une langue sémitique est véhiculé par la présence de trois consonnes, agencées linéairement, que l’on appelle racine. On a l’habitude d’ajouter à cette analyse que c’est par le croi- sement de cette racine avec un schème que l’on obtient une unité lexicale, un mot. Si la racine de trois consonnes véhicule une notion globale, le schème semble orienter lui aussi le sens, bien que sa fonction soit moins stable. A ce sujet, Jean Can- tineau, dans un article bien connu intitulé d’ailleurs « Racines et Schèmes » fait la démonstration du rôle possible du schème en jouant avec les noms de couleurs de l’arabe : Il affirme que ces deux systèmes croisés enve- loppent dans leur réseau, toute la masse du vocabulaire sémitique : Tout mot est analysé selon ces deux systèmes et appar- tient à chacun d’eux. Prenons par exemple un mot arabe tel que ʔabyaḍ- « blanc » : il appartient à la fois à la racine byḍ exprimant le concept général de « blanc », et au schème ʔafʕal- des adjectifs de couleur masculins sin- guliers. On peut présenter à la mode Saussurienne, cette double analyse par le croquis suivant : État des lieux sur la racine trilitère en sémitique et sur sa fonction dans l’organisation du lexique1 Jonas Sibony (Cermom - Inalco) 1 Cet article reprend en grande partie le texte d’une conférence que j’ai donnée le 11 décembre 2014 à la Sorbonne, dans le cadre d’une série d’interventions organisées par l’association SAMAH (Sorbonne Association Monde Arabe et Hébraïque). 182 jonas sibony quelque nouvelle grille de lecture systématisée. Il est important de rappeler à ce sujet qu’une racine n’existe pas en soit dans la langue, ce n’est qu’une abstraction grammaticale, un squelette de mot. Je reprends ici la démonstration, cette fois, avec la racine composée des trois consonnes √g-z-r, dont voici la réalisation dans quelques langues : En hébreu classique : gâzar couper, diviser, enleverגזר gezer morceauגזר gizrâ coupe, découpe, formeגזרה En arabe classique4 : ǧazara égorgerجزر ǧazzār boucherجزّار ǧazīra île, coupe, découpeجزيرة En ougaritique : gazara couper gzr ʔagzaru celui qui coupe agzr gazaru coupe, délimitation gzr En syriaque : gzar couper, tailler, circoncireܓܙܪ magzīrā couteau, scie, hacheܡܓܙܝܪܐ gēzārā île, coupureܓܙܪܐ Il semble encore très clair, que la suite de trois consonnes, ici g-z-r porte une notion globale qui tourne autour de l’idée de « couper ». Les langues sémitiques Il semblerait quelque peu audacieux de venir contester ces faits, et ce n’est d’ailleurs pas le but de la discussion. Mais on peut tout de même se demander si le découpage en « racine » et en « schème » constitue le niveau maxi- mal de l’analyse du mot en sémitique ? Si de très nombreux auteurs, anciens comme contem- porains, ont abordé le fait qu’un grand nombre de ces racines pouvait se réduire à des bases de seulement deux consonnes (pour ne citer qu’eux : Touzard 1905, Gese- nius & Kautzsch 1910, Cohen 1947, Masson 2013 etc.), une prudence, en partie justifiée, a parfois pu freiner la réflexion pourtant nécessaire sur la question. Marcel Cohen, qui affirmait lui-même qu’un certain nombre de termes usuels et fondamentaux ne comportent que deux consonnes radicales2 déclarait quelques années plus tard : Il faut redouter le mirage étymologique qui est le mal fréquent de linguistes amateurs, et atteint facilement même les linguistes exercés. Les précautions prises contre ce mal ont été, pour le chamito-sémitique, essentiellement les suivantes : abstention résolue de tout découpage de racine […]3 Il faut bien avouer que l’entreprise est risquée et qu’elle nécessite une grande rigueur scientifique. Cependant la question se pose, peut-on aller plus loin dans l’analyse de l’unité lexicale en sémitique ? 2. Présentation du problème Le propos qui suit porte principalement sur l’analyse de cette dite racine. L’objectif de la démonstration est d’illustrer le fait qu’un tel système ne suffit pas à expli- quer un grand nombre de régularités émanant du lexique des langues sémitiques. Bien des auteurs, certains dès le Moyen-Âge mais surtout au XIXe et au XXe siècle, ont bien repéré un grand nombre de processus inexpliqués par la racine mais n’ont cependant pas tenté d’y substituer 2 Cohen (1947), p. 59. 3 Cohen (1951), p. 304. 4 En arabe, le phonème /g/ du sémitique ancien est passé à /ǧ/. Exception faite de l’arabe égyptien qui rend bien /g/ et non /ǧ/. Pour certains rares cas, comme justement sur cette racine, l’arabe marocain connaît l’alternance /ǧ/ - /g/, comme l’atteste le binôme ǧǝzzār / gǝzzār, « boucher ». ʔabyaḍ- bayḍāʔ ʔaḥmar- bayyaḍa ʔazraq- bayāḍ ʔaswad- etc. etc. ↓ ↓ racine byḍ « blanc » schème ʔafʕal- des noms de couleur état des lieux sur la racine trilitère en sémitique 183 peuvent avoir lieu renvoyant à des phénomènes proches quoique différents : – L’arabe marocain connaît deux formes pour exprimer le verbe « attendre » : stənna et tsənna, c’est un cas de métathèse attesté en synchronie. On considère ici que ce sont deux variantes du même mot. – La forme ancienne du français formage a glissé vers fromage. On n’est donc sur deux variantes qui ne coexistent pas. L’une est le résultat de l’évolution de l’autre, qu’elle a remplacé. – On peut aussi comparer deux formes attestées dans des langues voisines, comme Algérie du français et Arge- lia de l’espagnol. Cette explication traditionnelle de l’alternance de cer- taines racines proches, comme c’est le cas pour l’exemple des deux formes gâzar et gâraz, avance alors l’idée d’une sorte « d’accident de parcours ». Le concept de racine trilitère semble jusqu’ici tenir le coup et pouvoir expliquer les différents phénomènes décrits. Alors qu’on a pu expliquer méthodiquement les simi- litudes des formes gâzar et gâraz, l’hébreu connaît aussi les verbes gâzaz et gâzal, qui signifient respectivement « tondre » et « arracher ». Dans certains de leurs emplois, ils signifient aussi plus simplement « couper », ce qui ne surprend pas au niveau du sens puisque « tondre » et « arracher » peuvent se réduire sémantiquement à des « manières de couper ». On remarque qu’au-delà du sens, ces verbes sont aussi proches formellement des deux premiers. La consonne /r/ n’est par contre pas présente. On a alors deux nouvelles racines trilitères, deux nouvelles suites √g-z-z et √g-z-l. Les quatre verbes gâzar, gâraz, gâzaz et gâzal ont en commun la présence des consonnes /g/ et /z/. On pourrait penser que ce sont elles qui véhiculent le sens de « cou- per », à un stade submorphémique, et que la troisième radicale, qu’elle soit /r/, /z/ ou /l/ est d’importance secon- daire. Ce type d’exemple a été repéré depuis longtemps, Victor Porkhomovsky note à ce sujet : Il existe dans ces langues des groupes de mots où un noyau biconsonantique commun est attesté avec une troisième consonne variable. La variation de la troisième consonne peut résulter d’un changement mineur – ne concernant qu’un seul trait phonétique – ou être beaucoup plus consi- dérable. En même temps, les mots où cette alternance est attestée, peuvent être synonymes, quasi-synonymes, ou appartenir à un champ sémantique bien évident.7 La uploads/s3/ peeters.pdf

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