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RANCIERE_72p:Mise en page 1 12/12/14 13:01 Page 1 Les grands entretiens d’artpress Jacques Rancière Dans la même collection Harald Szeemann Pop Américains Michel Houellebecq Georges Didi-Huberman Jean Clair Hubert Damisch Jean-Luc Godard Pierre Guyotat Christine Angot Georg Baselitz Bernard Dufour Philippe Sollers Jean Baudrillard Christian Boltanski Bernard-Henri Lévy Denis Roche Julia Kristeva Jacques Henric Marc Desgrandchamps À paraître Serge Daney Philippe Muray René Girard Daniel Buren RANCIERE_72p:Mise en page 1 12/12/14 13:01 Page 2 Préface Dork Zabunyan 5 « Dissensus », « partage du sensible », « champ des possibles » : autant de notions qui parcourent les textes politiques et esthétiques de Jacques Rancière, et que l’on retrouve massivement dans les discours sur l’art contemporain depuis une quin- zaine d’années (catalogues d’exposition, présenta- tions de biennale, recueils monographiques, etc.). Un risque n’épargne toutefois pas cette pensée, comme toute œuvre d’importance qui renouvelle notre perception de ce que fait l’art et de ce qui fait art : il réside dans la transformation des concepts mentionnés en mots d’ordre repris en chœur par les critiques, commissaires ou théoriciens de l’art. Il y a là un paradoxe pour un philosophe qui a toujours veillé à refuser la posture de l’expert ou du spécia- liste, tout en prenant soin de ne rien imposer à son lectorat, sans orienter sa réflexion, ni forcer son regard. Il est probable que Rancière attend toujours ses lecteurs, même si, par confiance envers eux, RANCIERE_72p:Mise en page 1 12/12/14 13:01 Page 4 il ne leur dira jamais comment il faut entrer dans ses livres, ni comment il convient d’en faire usage. Plusieurs malentendus semblent en effet caractéri- ser la réception d’ouvrages où la question esthétique est pleinement investie. Que l’art soit le lieu d’une altération – des manières de voir ou d’agir, de parler ou de penser –, c’est là ce qui guide les choix d’écri- ture de Jacques Rancière, mais l’erreur serait de croire que cette altération est un événement qui fait rupture, et par cette rupture lui confère un label d’« art critique ». C’est l’une des leçons de sobriété avancée par le philosophe : la dimension critique ne se décrète pas, et toute production artistique qui prétend avoir ostensiblement une efficacité – au niveau d’une résistance, d’une contre-attaque ou d’une opposition à un état de fait – voit corrélative- ment son efficacité se réduire. L’effet de saillie n’est pas prévisible, et toute force de dénonciation, en art comme en politique, se trouve au contraire prise dans une espèce de « puissance aléatoire », riche en «scénarios cachés». C’est en ce sens qu’absolutiser le concept de dissensus, en en faisant par exemple 6 7 le principe organisateur d’une biennale, est une contradiction dans les termes. L’élément dissensuel d’un art « vient [toujours] après », conformément à une formule que Rancière affectionne pour désigner cette expérience de l’altération. Il ne s’agit pas de « venir après » une lutte ou un combat, en survolant des rapports de force dans lesquels piocheraient les pratiques artistiques ; il s’agit de cartographier un « système des possibles », tout en étant aux aguets des modifications du visible ou du dicible qui ont pu en résulter pour les forces en présence. « Celui qui vient après » – artiste, critique ou théoricien –, « c’est celui qui prend une décision sur ce qui s’est passé […] ce n’est pas une décision du type : “hop l’événe- ment a frappé”, où l’on organise une sorte de procès du développement de ce que l’événement a rendu possible […] c’est celui qui dit : voilà l’altération qui a eu lieu, et voilà le monde sensible, le sensorium auquel appartient cette altération » (1). Préface (1) Jacques Rancière, La Méthode de l’égalité – Conversation avec Laurent Jeanpierre et Dork Zabunyan, Montrouge, Bayard, 2012, p. 121. RANCIERE_72p:Mise en page 1 12/12/14 13:01 Page 6 Préface la fonction que le philosophe accorde à l’exposition en général, et à l’installation en particulier dans la conversation avec Dominique Gonzalez-Foerster. Après avoir rappelé que l’exposition est actuelle- ment la « forme de l’art » qui permet d’entrevoir la « nature » et le « destin » des autres arts (avant elle, la peinture participait à une entreprise similaire), Rancière note que « le rôle joué par l’installation indique que ce qui montre l’art aujourd’hui, c’est la constitution d’un espace, la disposition des objets dans cet espace ». Avec l’idée primordiale suivante, qui est une autre formule pour caractériser ce qu’il appelle ailleurs le « régime esthétique de l’art » : « L’art exposé aujourd’hui montre qu’il n’y a pas vraiment de “propre de l’art.” » L’exposition comme « espace des possibles » est ainsi, inséparablement, un espace de reconfiguration du sensible. À condition qu’elle ne tombe pas dans l’écueil d’une promesse d’émancipation des spec- tateurs posée comme préalable ; promesse qui am- plifie les pouvoirs de l’art sans voir qu’elle occulte Un autre malentendu porte sur la signification accordée par Rancière à la notion de « possible », justement, dans l’expression « espace des possi- bles ». Ce que l’on oublie le plus souvent, c’est que le mot « espace » est ici aussi important que l’autre, puisque la construction d’un nouveau « sensorium » redistribuant l’ordre des possibles dépend étroite- ment des coordonnées d’un espace donné, c’est-à- dire des relations que celui-ci autorise entre des paroles, des perceptions et des actions. Cela explique pourquoi le « partage du sensible », qui définit ces relations à une période déterminée, s’accompagne constamment chez Rancière d’un vocabulaire à consonance spatiale : seuils, pas- sages, découpes, traversées, etc. Toute une termi- nologie qui renvoie par ailleurs à une distribution des places et à une coexistence des forces dans la société, et que l’art a pour vocation de rendre visuelles et sonores, que cette distribution soit figée dans le consensus, ou qu’elle soit animée d’une puissance disruptive qui défait les évidences sensi- bles. C’est dans cette optique qu’il faut comprendre 9 8 RANCIERE_72p:Mise en page 1 12/12/14 13:01 Page 8 pas aller, là où l’on ne sait plus où l’on est (3). » Le philosophe a en tête une expérience de ce type quand il répond à Dominique Gonzalez-Foerster sur la dimension autobiographique qui innerve le travail artistique : « N’y a-t-il pas [plutôt] une puissance propre de l’impersonnel, de l’expérience vécue par personne en particulier […]? J’aime bien ce que vous dites sur la chambre d’enfant et les premières sensa- tions d’art. Mais le lieu où l’on va n’est pas forcément le lieu d’où l’on vient.» La «désidentification» est une conquête, et elle n’est de surcroît pas étrangère à la critique du paradigme moderniste que l’on trouve dans la plupart des écrits de Jacques Rancière sur l’art contemporain. Reven- diquer un «propre de l’art» – Clement Greenberg s’y est attelé de façon remarquable – contraste radicale- ment avec les mélanges entre art et non-art que Rancière perçoit dans les œuvres créatives, et d’abord en littérature, depuis plus d’un siècle. 11 Préface les transformations aléatoires, mais décisives, qu’une exposition engendre parfois au hasard de son parcours. D’où le questionnement que Rancière adresse par exemple à « l’esthétique relationnelle » : il est noble de vouloir restaurer par l’art un lien social distendu, à l’ère d’un « rétrécissement de l’espace public » et d’un « effacement de l’inventivité poli- tique », mais les « mini-démonstrations des artistes [rattachés à ce courant], leurs collections d’objets et de traces, leurs dispositifs d’interaction, provoca- tions in situ ou autres » constituent-ils pour autant une « fonction de politique substitutive (2) » ? La question reste posée. Sans doute une autre condi- tion pour échapper, grâce à l’art, aux temps consen- suels, serait à chercher du côté d’une déprise de soi, ce que Rancière appelle aussi « dési- dentification » ou encore, dans un texte consacré à Europe 51 de Roberto Rossellini, une expérience de « l’atopie » : «De proche en proche, on est allé là où l’on ne devait 10 (2) Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004, p. 84. Dans ce même passage, Rancière écrit aussi : « La perte du “lien social”, le devoir incombant aux artistes d’œuvrer pour le réparer sont des mots d’ordre du jour » (p. 80). (3) Jacques Rancière, « Un enfant se tue », Courts Voyages au pays du peuple, Seuil, 1990, p. 156-157. RANCIERE_72p:Mise en page 1 12/12/14 13:01 Page 10 Il y a là, plus généralement, dans les textes de Rancière sur l’art contemporain, un positionnement philosophique qui n’est pas sans écho avec le « cri » de Kierkegaard : « Du possible, sinon j’étouffe. » Parallèlement à la plainte mélancolique de la « fin de l’art » qui a bercé les années 1990 (avatar de la « fin de l’histoire » qui la précède de peu), Rancière dénonce aussi un postmodernisme oscillant entre un paradigme ludique de l’art marchand et un dis- cours catastrophiste qui en est l’envers. Tout en s’ef- forçant de proposer une voie de sortie. L’auteur du Partage du sensible le reconnaît : uploads/s3/ comment-lisez-vous-jacques-ranciere-dork-zabunyan-pdf.pdf
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