Lévi-Strauss et l’art moderne 254 Roland QUILLIOT * Lévi-Strauss et l’art moder
Lévi-Strauss et l’art moderne 254 Roland QUILLIOT * Lévi-Strauss et l’art moderne Résumé: Lévi-Strauss, qui fut en son temps le chef de file d’un mouvement moderniste dans le domaine des sciences sociales, le structuralisme, a surpris ses contemporains par les critiques vigoureuses qu’il a adressées à l’art moderne – en particulier à l’art abstrait et à la musique sérielle des années 50-60. Ces critiques, appuyées sur une riche culture, étaient solidement argumentées, et appuyées sur une conception philosophiquement forte de l’art: un art que Lévi-Strauss définit à la fois comme une production de modèles réduits de la réalité naturelle (dans le domaine des arts plastiques), et en même temps comme une production de formes sensibles chargées de sens, supposant un jeu à partir d’un langage symbolique préexistant. On voudrait ici exposer ces critiques, avant de discuter de leur valeur: au terme de cette discussion elles apparaîtront d’une pertinence inégale. On mettra ici en particulier l’accent sur le désaccord qui oppose l’anthropologue et les défenseurs de l’art moderne sur la nature exacte de la signification en art. On soulignera aussi que s’il avait un peu plus privilégié l’attirance qui le poussait vers le surréalisme, dont il se sentait très proche, Lévi-Strauss aurait pu proposer une image beaucoup plus positive de la création artistique du XX° siècle. Mais surtout, on insistera sur le fait que sa position ne peut se séparer de l’ensemble des choix intellectuels qui font l’originalité de son œuvre: de sa sympathie pour les cultures «premières» en particulier, et de sa méfiance à l’égard du monde occidental moderne, et plus encore peut-être de sa propre volonté de produire une œuvre qui parvienne à réaliser à sa manière une synthèse de la science, de la littérature et de la musique. Keywords: modern art, Surrealism, Structuralism, contemporary music Les prises de positions très critiques de* Lévi-Strauss à l’égard de certains courants de l’art moderne ont en leur temps, c’est-à-dire dans les années 70-80, fait couler beaucoup d’encre. A la fois parce qu’elles étaient émises par un penseur dont la compétence et la stature intellectuelle ne pouvait être contestées, et qu’on ne pouvait assimiler à un réactionnaire borné, et parce beaucoup de ses admirateurs avaient cru qu’il y avait une alliance naturelle entre les avant-gardes artistiques, et cette avant-garde des sciences humaines que constituait le structuralisme: ne faisait-on pas souvent preuve des deux cotés d’un même goût pour le formalisme, et d’un même mépris apparent à l’égard des émois de la subjectivité? Certains musiciens avancés, comme Luciano Berio et Georges Aperghis avaient d’ailleurs cru pouvoir prendre * Agrégé et docteur en philosophie, Assistant à l'Université de Dijon (en 1990) puis professeur à l'Université de Bourgogne (en 2004). Roland QUILLIOT 255 Le cru et le cuit ou Tristes Tropiques comme point de départ de leurs œuvres: ils n’ont pas reçu en retour les félicitations ou les remerciements que peut-être ils espéraient. Lévi-Strauss, refusant l’alliance qui lui était proposée, ne s’est pas départi d’une attitude d’extrême méfiance à l’égard de l’art qui lui était contemporain: et ses jugements sévères mais argumentés – qui ont fini par susciter en retour des réponses agacées comme celle de Pierre Soulages – ont révélé à ceux qui ne s’en rendaient pas compte que le modernisme culturel n’avait pas l’unité que certains lui avaient prêtée. On ne cherchera pas ici à relancer cette controverse, à certains égards datée. On s’efforcera plutôt et plus modestement de rappeler d’abord en quoi consistaient les critiques de l’auteur des Mythologiques sur quelle conception de l’art elles s’appuyaient; et on tentera ensuite de s’interroger sur leur pertinence. On s’intéressera enfin rapidement au rapport a priori assez surprenant que l’ethnologue entretient avec le Surréalisme. Il peut suggérer quelques conclusions inattendues: non seulement qu’en changeant un peu de lunettes il aurait pu porter à partir de ses propres principes un regard assez différent sur l’art de son époque; mais aussi qu’il y a dans sa propre œuvre toute une dimension qui ne relève pas seulement de la science mais au moins autant de la poésie. Commençons par quelques remarques générales. Il faut d’abord rappeler que les arts plastiques, la musique, et la littérature, ont une importance con- sidérable dans la vie de Lévi-Strauss, qui en est imprégné, et qui tend parfois à les placer au sommet des créations humaines. Voici ce qu’il dit lui-même des premiers: «Je suis fils de peintre et deux fois neveu de peintre. J’ai grandi dans des ateliers; j’ai eu entre les mains des crayons et des pinceaux en même temps que j’apprenais à lire et à écrire .En matière de peinture je me sens un peu de la profession. En 1930 j’ai aidé mon père à réaliser de grands panneaux décoratifs pour l’exposition coloniale, j’ai été embauché par lui comme dans les ateliers de la renaissance, où tout le monde se mettait au travail, la famille, les élèves, etc»1. A l’égard de la musique sa passion est peut-être encore plus grande: arrière petit fils d’un collaborateur d’Offenbach, le futur anthropologue a joué jeune de plusieurs instruments et en particulier du violon, et appris à analyser une partition. Dans sa maturité, il ne peut travailler sans écouter en même temps de la musique, avec le sentiment intense que celle-ci forme avec sa pensée une sorte de contrepoint. Wagnerien fanatique par tradition familiale, on l’a en tout cas entendu déclarer publiquement qu’il donnerait dix ans de sa vie pour diriger une interprétation parfaite des Maîtres chanteurs de Nuremberg, en expirant de joie à la dernière seconde. Et il a aussi affirmé que c’est l’écoute du compositeur de la Tétralogie qui l’avait convaincu non seulement de la complémentarité mais de la parenté très étroite du mythe et de la musique: dans l’un comme dans l’autre, selon un vers de Parsifal, «le temps se confond 1 Entretien avec Jacques Mousseau, Revue Psychologie, n° 23, 1971 Lévi-Strauss et l’art moderne 256 avec l’espace». Enfin, il a aussi rêvé dans sa jeunesse de devenir écrivain et tout particulièrement auteur dramatique: et il nous a même laissé, dans Tristes tropiques, superbe récit initiatique dont le titre était prévu au départ pour être celui d’un roman dans le style de Conrad, le canevas d’un de ses essais dans le domaine du théâtre, intitulé L’apothéose d’Auguste . Bref, Lévi- Strauss est l’exemple achevé d’un grand amateur d’art et de littérature, dont l’originalité pour l’époque est cependant de ne voir aucune incompatibilité entre cette passion et son intérêt lui aussi très fort pour la logique et les sciences – notamment pour la géologie, la biologie, et même les mathématiques –, et même de chercher d’une certaine manière à les réconcilier. Seconde remarque préliminaire: le Lévi-Strauss dont nous commentons les textes esthétiques est un homme qui a passé cinquante et parfois soixante ou soixante dix ans. Il ne faut pas oublier cette évidence qu’il a été jeune avant de vieillir. De même qu’il était militant socialiste dans les années 30, avant de devenir un «anarchiste conservateur» dans les années 70, il a été un grand admirateur du cubisme et de Picasso avant de s’en détacher, il s’est enthousiasmé pour la musique de Stravinsky, au moins jusqu’à Noces, et il a tenté d’accompagner un moment celle des Viennois; et enfin il s’est étroitement lié aux surréalistes, avec lesquels cette fois il n’a jamais rompu. Il a donc un moment compris et même aimé ce dont il s’est ensuite parfois dégoûté. Ajoutons encore qu’il se donne, quand il parle d’art, le droit d’être plus libre et plus subjectif que lorsqu’il intervient dans un domaine où il revendique une compétence scientifique: il accepterait sans nul doute le reproche qui lui a été souvent fait d’habiller de rationalisations subtiles des choix qui en dernier ressort renvoient simplement à ses préférences personnelles. 1. Venons en aux textes. Le premier et le plus limpide de ceux dans lesquels il traite systématiquement d’esthétique est sans doute les Entretiens avec Georges Charbonnier de 1959. Lévi-Strauss y confronte arts premiers, arts classique, et art moderne. Les arts premiers se caractérisent, en simplifiant, par trois traits: d’abord le fait que la création y est très peu individualisée, puisque l’artisan, qui respecte en travaillant des canons tradi- tionnels très stricts, ne cherche jamais à exprimer sa sensibilité personnelle. En second lieu le fait qu’ils ignorent la séparation entre art populaire et art de l’élite, et que les productions qu’ils proposent – qui ont très souvent une dimension religieuse – sont comprises par tous les membres de la collectivité. Enfin et peut-être surtout, les arts de ces sociétés ne se donnent pas pour but d’imiter la nature mais seulement de la signifier: à la fois parce qu’ils ne maîtrisent pas toujours les techniques qui permettent une parfaite reproduction des apparences, mais plus encore parce que le monde visible ne les intéresse que comme un moyen d’évoquer le monde invisible et surnaturel célébré dans les mythes. Un masque africain, une statuette Roland QUILLIOT 257 océanienne, tout comme, dans des civilisations déjà très différentes, un bas relief égyptien ou une statue romane, n’ont pas de finalité uploads/s3/ levi-strauss-et-l-x27-art-moderne.pdf
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- Publié le Mai 29, 2021
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