La ville dont personne ne connaissait le nom Nommer c’est inclure dans le langa

La ville dont personne ne connaissait le nom Nommer c’est inclure dans le langage l’existence d’une chose, lui attribuer une place, un signe de reconnaissance. Qu’advient-il de notre identité profonde lorsque notre histoire demeure indicible ? Comment s’inscrire dans le récit d’un pays, d’une communauté lorsque l’Histoire est rendue inaudible ? Sommes-nous possesseur ou prisonnier de notre passé ? Jean-François Manicom interroge à travers son travail photographique les liens complexes, parfois inconscients que nous entretenons avec notre mémoire. Il l’explore sous toutes ses formes qu’elle soit culturelle, historique, collective ou individuelle, psychique ou allégorique. Artiste photographe et réalisateur guadeloupéen, il s’intéresse depuis plus de 15 ans aux états instables de la psyché humaine : « Mon travail artistique n’est pas à proprement parler autobiographique, mais il est fortement empreint de ma carabéanité fracturée et en mouvement, un prisme à travers lequel je n’ai de cesse d’appréhender et de représenter les questions universelles de notre être au monde. » J.-F. Manicom. C’est dans le cadre du cycle Si loin si proche La Caraïbe, que la Salle d’exposition du Pôle culturel et sportif du Bois fleuri accueille l’œuvre de Jean-François Manicom, du 15 septembre au 27 octobre 2018. Au cours de ce cycle entièrement dédié à La Caraïbe, théâtre, littérature, musique et conférence mettent à l’honneur la culture caribéenne, avec en ouverture de la saison culturelle l’inauguration de l’exposition. Jean-François Manicom, La ville dont personne ne connaissait le nom, photographie numérique, 2017. Intitulée La ville dont personne ne connaissait le nom, cette exposition a pour origine une série issue d’un premier travail, 560 route de Darbonne (2011) réalisée la nuit en Haïti devant la porte de l’orphelinat où résidait le photographe. Une deuxième série est réalisée en 2017 sur les mêmes lieux. Davantage focalisée sur les espaces urbains, elle donne son titre à l’exposition. « En Haïti on ne dort pas la nuit et enfants comme adultes continuent de vendre, de troquer et de chercher une subsistance et un mieux-être longtemps après le coucher du soleil. Dans la poussière de la route de Darbonne éclairée au hasard du passage des phares de voiture, les silhouettes graciles d’hommes et de femmes, vieux et jeunes, se découpent, émergent du noir profond, comme des ombres éphémères figées, dans des postures aussi fragiles qu’incroyablement élégantes disant autant la vulnérabilité que la force vitale envers et contre tout. » J.-F. Manicom. Dans la salle, plongées dans la pénombre, les pho- tographies nocturnes de Jean-François Manicom s’ouvrent à nous. Détourées par la lumière des éclairages ou montées sur des boîtes lumineuses elles attirent et guident notre regard comme autant de percées dans l’obscurité. Nous voici dans une chambre noire où se révèlent des bribes d’histoires, une marche d’errances sur la route de Darbonne, un no man’s land où chacun cherche sa route. Sans pathos et avec beaucoup de grâce, Jean-François Manicom suggère plus qu’il ne montre. Les scènes capturées sont fugaces, faisant appel à notre imagination. L’architecture de la ville est lacunaire, mangée par la présence de la nuit. Les jeux de miroir, entre l’obscurité des photographies et celle de la salle, nous mettent en présence de visions où tous nos sens sont éveillés. Un voile flou enveloppe des scènes de rues où déambulent des hommes, des femmes, parfois des chiens, sous les couleurs acides d’enseignes électriques. Des silhouettes, telles des ombres errantes se meuvent au-delà de notre portée. Leurs contours se dessinent à contre-jour dans le halo de réverbères ou de phares de voitures et disparaissent aussitôt dans le manteau de la nuit. On perçoit l’agitation de la ville mais aussi, comme une tension latente, le renversement imminent de l’ordre établi des choses. Jean-François Manicom nous propose un cheminement particulier, portant implicitement à nos oreilles l’histoire de la République d’Haïti, première république noire indépendante au monde menée par des esclaves en plein cœur des Caraïbes. Loin des archétypes attendus sur la culture primitive haïtienne ou ses influences vaudoues, son œuvre incarne un art caribéen lucide et poétique, un levier de guérison, l’exorcisme des blessures du passé. Dans l’obscurité de la salle, les clichés tirés sur Duratrans et posés sur des caissons lumineux prennent une dimension hypnotique. L’art caribéen ou l’esthétique de la "blèsse" « Je ne suis pas prisonnier de l’Histoire, je ne dois pas y chercher le sens de ma destinée » Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs. Le travail de Jean-François Manicom ne correspond en rien aux clichés d’un art qui se devrait d’être représentatif de ses origines guadeloupéennes, mais s’inscrit dans un mouvement collectif de nombreux créateurs dont les œuvres interrogent l’identité caribéenne profonde. Ce socle commun, la peintre et conférencière Patricia Donatien1 le nomme l’esthétique de la blès (blèsse). A l’origine la blès serait selon le dictionnaire encyclopédique Désormaux (1992) un syndrome créole qu’il est difficile de traduire en termes médicaux occidentaux. Elle irait d’une forme de mélancolie sans conséquence sur le corps, à des pathologies psychiques graves entraînant des désordres autant physiques que mentaux et toucherait principalement les enfants. La blès serait donc une maladie psychosomatique, une affection touchant autant le corps que l’esprit. Patricia Donatien mène une réflexion sur la spécificité des troubles identitaires des pays ayant subit l’esclavage et la colonisation et surtout comment les artistes porteurs de cette double blessure utilisent l’art sous toutes ses formes (littérature, peinture, danse) comme acte de résilience en dehors des codes esthétiques occidentaux. L’esthétique de la blès relève du besoin physique et psychique d’évacuer un trop-plein de souffrances vécues, d’incarner dans un autre médium que soi des émotions complexes, faire surgir un récit possible et l’offrir en retour en catharsis. Lors de son premier séjour en Haïti (1994) Jean-François Manicom déclare : « ce que je voyais me "débordait". C’était trop fort à garder pour soi tout seul. Il fallait que je le dise aux autres, que ça sorte. Comme l’écriture n’est pas mon fort, j’ai choisi la photographie... » cf. article de Céline Renger, in Artistes photographes caribéens, rectorat de la Guadeloupe. La photographie est pour Jean-François Manicom « une manière de penser le monde » (in Artistes photographes caribéens). Son travail opère à la lisière de différents champs (celui du témoignage, de l’artistique ou du philosophique) et tente de transcrire les multiples facettes de l’être humain. « Dans le monde où je m’achemine, je me crée interminablement » Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs. 1 Patricia Donatien est maître de conférences et s'inscrit dans le champ des études caribéennes, post-coloniales et des cultural studies. Ses domaines d'étude et d'expertise sont l'art contemporain et la littérature caribéens. Elle est également une artiste peintre reconnue. L’écriture photographique de Jean-François Manicom L’incarnation de la nuit Au cœur de ses deux séries, la nuit règne en maître. Elle incarne de façon simple et évidente, à la fois la réalité brute du quotidien de la plupart des haïtiens, la nécessité de survivre dans un environnement d’une grande pauvreté, mais aussi de façon allégorique, la nuit comme un lieu de résistance aux ténèbres. Elle devient un temps suspendu, un espace où les esprits se réunissent, s’associent, se préparent, se libèrent… Sur la route de Darbonne nous présente des silhouettes noires dont nous devinons l’âge ou le sexe grâce à des détails très épurés : le volant d’une jupe, l’arrondi d’un chignon, le mouvement ample d’un pantalon, le port des épaules… Des femmes, des hommes et des enfants peuplent cette nuit que Jean-François Manicom a saisi au vol muni d’un reflex numérique. « La vie continuait sous mes yeux et à chaque passage de véhicule se dessinait une scène entièrement nouvelle et très belle… J’ai machinalement tenté d’en garder une trace, le boîtier refusait de prendre quoi que ce soit les automatismes ne trouvant rien à photographier. » J.-F. Manicom. En effet, les prises de nuit imposent des contraintes particulières, comme adapter les temps de pose et la vitesse d’obturation de l’objectif de l’appareil afin de laisser suffisamment de lumière entrer et obtenir une image distincte. J.-F.Manicom, série 560 route de Darbonne, photographie numérique, 2011. « Contrairement à toute logique je n’ai pas tenté de faire des poses lentes, mais au contraire j’ai choisi des vitesses rapides… Sur l’écran LCD, rien n’apparaissait que du noir, mais j’ai continué quand même, surtout je crois pour faire rire les enfants qui étaient avec moi. » Pourtant, comme un instinct inconscient, Jean-François Manicom capture alors des images qui émergeront bien après. « Je n’ai eu le choc de trouver les images que deux mois plus tard en vidant mes cartes mémoire… » La nuit comme la chambre noire du boîtier devient révélatrice de ce qui reste enfoui. L’artiste s’aventure alors sur des terres inconnues, relève un défi à la fois technique et philosophique : « Mes images ont souvent été cherchées au cœur de la nuit, au cœur de mes souvenirs, au cœur de la psyché des gens qui l’acceptent. Les "faire venir", les "révéler" est techniquement et photographiquement peu simple ». C’est dans ces cas précis que l’on perçoit la corrélation inaliénable du fond et de la forme, ou comment uploads/s3/ livret-j-f-manicom-mail.pdf

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