JEAN-FRANÇOIS PIC DE LA MIRANDOLE : L'IMAGINATION ENTRE CIEL ET TERRE Jean-Fran
JEAN-FRANÇOIS PIC DE LA MIRANDOLE : L'IMAGINATION ENTRE CIEL ET TERRE Jean-François Pic de la Mirandole rédige en 1500 un ouvrage intitulé De Imaginatione, premier ouvrage à notre connaissance entièrement consacré à cette puissance de l'âme humaine. Le père de cet auteur était le frère du célèbre Jean Pic de la Mirandole. En 1494, Jean-François Pic rédige une biographie de son oncle Jean, et en 1496 il publie à Bologne l'ensemble de ses œuvres. Dans le même temps, il se forge une réputation d'humaniste et de philosophe, en publiant entre autres ouvrages De morte Christi et De studio divinae et humanae philosophiae, parus à Bologne en 1497. Très influencé par Savonarole, dont il élabore la bibliographie jusqu'en 1530, Jean-François lui dédie son De morte Christi et défend sa cause dans un bon nombre d'autres livres. Cette influence est fondamentale pour comprendre la problématique du De lmaginatione. Savonarole a remis en cause les rapports entre la poésie et la religion, en récusant la fonction édificatrice des images et des symboles inventés par les poètes. Se pose dès lors le problème d'une nouvelle apologétique, qui constitue la trame de fond du De imaginatione* : comment, sans 1. Nous ne prétendons pas, dans le cadre de cet article, épuiser la richesse du De lmaginatione, mais seulement éclairer ce qui constitue à nos yeux l'apport le plus original de l'auteur. Pour compléter et enrichir l'examen de cet ouvrage, l'on peut se rapporter notamment aux études suivantes : Werner Raith, Die Macht des Rüdes : Ein humanistisches Problem bei Gianfrancesco Pico delta Mirandola, München, 1967 ; Charles IÎ. Schmitt, Gianfrancesco Pico della Mirandola and the Fifth Lateran Council, Archiv für Reformationsgeschichte, 61 (1970), p. 161-178 ; Romeo de Maio, Savonarola e la curia romana, Roma, 1969, surtout p. 121-131 (chap. VIII : « Gianfrancesco Pico della Mirandola e la questione della scomunica ») ; Katharine Park, Gianfrancesco Pico della Mirandola, liber die Vorstellung, avec une introduction de Charles B. Schmitt, édité par Eckhard Kessler, Wilhem Fink Verlag, München, 1984. Ce dernier ouvrage offre l'avantage de fournir le texte latin du De imaginations Faute de disposer d'une traduction française récente, nous nous reportons à la Revue philosophique, n" 4/1998, p. 463 à 482 464 Christophe Bouriau Jean-François Pic de la Mirandole 465 recourir à la puissance évocatrice des images et des métaphores fournies par les artistes et les poètes, rendre sensibles et attrayantes les vérités révélées ? L'imagination, comme puissance médiatrice entre l'âme et le corps, entre la sensibilité et l'intellect, est mobilisée pour résoudre le redoutable problème du passage de l'ordre sensible et terrestre à celui de la spiritualité chrétienne. I. Les images au service de la religion S'agissant de la vertu édifiante de l'image, il convient d'insister, au XVe siècle, sur la place décisive conférée par Marsile Ficin au symbolisme et à la poésie comme modes d'accès à Dieu et aux vérités révélées. Désespérant de parvenir à la vérité en suivant les pistes de l'intelligence ambiguë des philosophes, Ficin fait l'éloge de ceux qui « s'abandonnent à Dieu »'. L'homme, par la création artistique et littéraire, communie avec Dieu qui l'inspire et le possède. Les beaux poèmes, écrit Ficin, sont des « présents célestes »2. La création artistique apparaît ainsi comme une communion avec Dieu, l'artiste étant le médiateur par lequel Dieu se manifeste aux hommes. Quand ils sont en proie au délire poétique, les poètes composent des chants admirables, « comme s'ils ne les avaient pas exprimés d'eux-mêmes, mais comme si un dieu s'était servi d'eux comme instruments sonores pour se faire entendre » (ibid.). L'artiste éprouve une régénéra-lion intérieure, une « re-naissance » marquée par cette présence divine en lui. Far le truchement de la création artistique, l'homme renonce aux désirs sensuels pour une jouissance de type supérieur, où c'est « l'action |de Dieu] qui nous échauffe » (p. 204). Il s'agit, à travers la création artistique, de s'enivrer du plus stimulant des nectars, c'est-à-dire de la grâce divine elle-même, de s'élever au-dessus de notre condition en abandonnant les « puissances et les opérations animales », pour devenir le pur médiateur de Dieu : « Celui qui se confie à cette inspiration cesse d'être une âme humaine et, régénéré par Dieu, devient fils de Dieu, un ange » (p. 237). traduction de Jean-Antoine Bail, datée de 1557. De celte traduction jamais rééditée, il existe un seul exemplaire connu, conservé à la Bayerische Staatsbibliothek de Munich. On le trouve reproduit dans la revue Le nouveau commerce, 1986, p. 100-127. Nous citons d'après la pagination de l'édition Baïf. 1. Marsile Ficin, Théologie platonicienne des âmes, texte critique établi et traduit par Raymond Marcel, t.. II, Paris, Belles-Lettres, 1964, p. 216. 2. Ibid., p. 201!. Hevu,-philosophique, n" 4/IW8, p. 408 à 482 Thèse remarquable : l'homme réceptif à l'inspiration divine renonce aux séductions des sens et se rapproche de Dieu, non pas qu'une morale austère l'incite à condamner le plaisir sensuel, mais parce que le pouvoir d'attraction exercé par la création inspirée est bien plus puissant que celui qu'exercent les plaisirs sensibles : « L'inspiration divine n'est pas moins puissante que les flatteries des sens » (p. 238) ; « Le souverain bien possède un pouvoir d'attraction plus grand que les biens inférieurs » (p. 248). Dans l'activité créatrice, source de jubilation, « l'âme aspire à devenir Dieu » (p. 246), et l'on peut dire que d'une certaine façon elle y parvient puisque c'est Dieu qui s'exprime à travers elle, autrement dit parce que la distance entre la terre et le ciel, entre l'humain et le divin est alors abolie. Le spectateur ou le lecteur, quant à lui, découvre l'éclat et le message de Dieu dans les beautés artistiques. La poésie, c'est Dieu qui s'adresse aux hommes par des métaphores et des symboles édifiants : « Homère a vu la chaîne d'or suspendue au ciel et descendant jusqu'à la terre, qui permet aux hommes qui la saisissent de s'élever jusqu'au ciel » (p. 239). Les produits étincelants de l'art permettent ainsi de combler l'abîme entre la terre et le ciel, en incitant les hommes à monter jusqu'à Dieu : « Dieu nous enjoint de le chercher, quand par ses étincelles il enflamme le désir de l'homme pour lui » (p. 248). Les symboles et les métaphores rendent sensibles aux hommes le sens de l'existence, qui est de s'élever jusqu'à Dieu. A l'instar de Platon et d'Homère, Ficin entend nous faire saisir la vérité au gré d'un langage poétique et symbolique, qui traverse toute son œuvre et lui confère son caractère extrêmement attrayant. Comme le fait observer E. Garin : « Ficin considère que l'homme s'approche du divin moins par un concept verbal que par une image suggestive, seule capable de nous faire pressentir la lumière suprême. »' Il convient cependant de nuancer cette lecture à la lueur de certains textes. En effet, la thèse du libre arbitre, fondée sur la nature raisonnable de l'homme, conduit Ficin à présenter le salut chrétien non plus comme le terme d'un processus erotique ancré dans l'attachement à la beauté, mais comme le résultat d'un choix raisonnable2. L'on trouve en effet chez Ficin deux solutions distinctes au problème de la conversion à Dieu. Celle sur laquelle nous venons 1. E. Garin, Images et symboles chez Marsile Ficin, Gallimard, trad, franc. deC. Carme, 1969, p. 266. ' 2. Théologie platonicienne des âmes, t. Il, p. 210-211. Revue philosophique, n" 4/19')», p. 468 à 482 466 Christophe Bouriau Jean-François Pic de la Mirandole 467 d'insister est inspirée du Banquet de Platon. L'eros est envisagé comme l'intermédiaire entre le Bien absolu et l'homme, entre le inonde intelligible et le monde sensible, et a pour vocation de fonder entre eux un rapport et une liaison. Soutenu par les images poétiques, cet eros, chez Ficin, conduit l'homme progressivement, selon une dynamique continue, vers l'union à Dieu. Une autre approche de la conversion à la vie chrétienne, en revanche, rapproche Ficin de Savonarole et de Jean Pic de la Mirandole, l'oncle de Jean- François. En effet, la conversion peut s'opérer indépendamment de tout recours aux images poétiques, par la simple décision de notre nature raisonnable. Quelque assujettis que nous soyons par notre sensibilité à la nature sensible de l'univers, nous sommes pourtant, par notre raison, maîtres de nous-mèrnes. [Nous pouvons ainsi échapper à l'ordre de la nature sensible par le seul décret de notre volonté. Même si par cette nature sensible nous sommes liés à l'ensemble de la nature, écrit Ficin, « par nol re raison, au contraire, nous sommes complètement libres et déliés en quelque sorte, nous prenons une direction à notre choix »'. Comme le fait justement observer Cassirer, Ficin adhère ici au cercle d'idées de l'académie de Florence, où évolue le discours de Jean Pie de la Mirandole sur le libre arbitre comme marque de la dignité de l'homme. En chacun des ordres de l'être, écrit Cassirer résumant l'idée maîtresse du De dignitale hominis, « l'homme n'a que la position qu'il se donne. Ses déterminations individuelles dépendent en premier lieu de sa propre uploads/s3/ bouriau-jean-francois-pic-de-la-mirandole-l-x27-imagination-entre-ciel-et-terre.pdf
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- Publié le Jui 14, 2022
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