Travaux neuchâtelois de linguistique, 2006, 44, 133-149 De la poétique à l’anal

Travaux neuchâtelois de linguistique, 2006, 44, 133-149 De la poétique à l’analyse du discours publicitaire: l’hypertextualité, entre intertextualité et architextualité* Gilles LUGRIN Université de Lausanne, Laldim (Suisse) Gilles.Lugrin@unil.ch This contribution firstly redefines the three notions of intertextuality, hypertextuality, and architextuality. Secondly, it illustrates the pertinence of these three types of relations basing itself on a corpus of advertisements found in the written press. The various examples used demonstrate the advantage of viewing these three types of relations as complementary, as capable of shifting from one to another. Finally, if the transfer of these categories from the field of poetics to that of advertising discourse is interesting, it is because, as we have abundantly demonstrated elsewhere (Lugrin, 2006), advertising discourse is a machine that recycles–and therefore relays–the surrounding culture. Cette contribution se propose dans un premier temps de redéfinir les trois notions d’intertextualité, d’hypertextualité et d’architextualité dans le cadre plus étendu des relations interdiscursives (point 1). Dans un deuxième temps, en les faisant fonctionner sur un corpus de publicités de presse écrite, nous illustrerons la pertinence de ces trois types de relations (point 2-3). 1. Intertextualité, hypertextualité et architextualité Dès 1930, M. M. Bakhtine juge inacceptable l’analyse de la langue comme un système abstrait. Le rejet de la conscience individuelle de l’énonciation et l’adoption du concept de "dialogisme" le conduisent à faire de l’interaction verbale l’élément central de toute théorie portant sur le langage: Le locuteur n’est pas un Adam, et de ce fait l’objet de son discours devient, immanquablement, le point où se rencontrent les opinions d’interlocuteurs immédiats (dans une conversation ou une discussion portant sur n’importe quel événement de la vie courante) ou bien les visions du monde, les tendances, les théories, etc. (dans la sphère de l’échange culturel) (Bakhtine, 1984: 302). De là ressort que toute production monologale, quelle qu’elle soit, est par essence dialogique dans la mesure où elle est déterminée par un ensemble de productions antérieures et où elle se présente nécessairement comme une * La présente contribution s’inscrit dans une recherche financée par le Fonds National Suisse de la recherche scientifique (FNS, requête n° 1214-063943.00) intitulée "Genres et transtextualité: l’exemple du discours publicitaire" et menée par l’auteur. 134 L’hypertextualité, entre intertextualité et architextualité parole adressée, répondant à des attentes, impliquant des efforts d’adaptation et d’anticipation et pouvant s’intégrer dans le circuit du dire et du commentaire: Toute énonciation, même sous sa forme écrite figée, est une réponse à quelque chose et est construite comme telle. […] Toute inscription prolonge celles qui l’ont précédée, engage une polémique avec elles, s’attend à des réactions actives de compréhension, anticipe sur celles-ci (Bakhtine & Volochinov, 1977: 106). Le terme de dialogisme s’est par la suite chargé d’une pluralité de sens qui, bien que "parfois embarrassante" (Todorov, 1981: 95), parfois "auberge espagnole" (Authier-Revuz, 1982: 102), parfois encore "enjeu d’affrontements significatifs" (Angenot, 1983: 103), permet de pointer un certain nombre de faits discursifs intéressants. On peut en son sein distinguer les relations dialogiques interlocutives des relations dialogiques interdiscursives (Moirand, in Dictionnaire d’analyse du discours 2002: 176-178). 1.1 Dialogisme interlocutif et dialogisme interdiscursif Le dialogisme interlocutif désigne les énoncés qui intègrent, prévoient, anticipent les réponses, objections, remarques qui pourraient être formulées par un co-énonciateur réel ou virtuel. Cette forme de dialogisme peut être subdivisée selon qu’elle reste latente (constitutive) ou qu’elle se manifeste ouvertement (montrée). Le dialogisme interlocutif constitutif permet de prendre en compte la nature construite du discours publicitaire en fonction d’une cible pré-déterminée à laquelle il s’adresse. Le dialogisme interlocutif montré permet quant à lui de saisir les interpellations au lecteur par des artifices divers. Le dialogisme interdiscursif regroupe pour sa part les énoncés antérieurs ou contemporains avec lesquels le texte entre en résonance. Cette catégorie peut aussi être complétée par la subdivision entre hétérogénéité montrée et hétérogénéité constitutive (Authier-Revuz, 1982, 1985; Moirand, 1988), selon que les énoncés sont désignés d’une manière ou d’une autre, ou qu’ils se présentent comme des formes d’allusions lâches, non motivées (non délibérées, non intentionnelles, non conscientes). Le dialogisme interdiscursif désigne donc l’interdiscours, entendu dans son acception large (ensemble des unités discursives avec lesquelles un discours entre en relation). Mais, par commodité, nous entendrons par la suite par "interdiscours" les relations dialogiques interdiscursives constitutives, qui se distinguent des discours représentés1, c’est-à-dire des relations dialogiques interdiscursives montrées: "L’usage a tendance à employer intertexte quand il 1 Le dialogisme interdiscursif montré regroupe l’ensemble des discours représentés (Todorov, 1981: 110; Fairclough, 1988; Roulet, 1999): intertextualité et discours rapportés. Gilles Lugrin 135 s’agit de relations à des textes sources précis (citation, parodie…) et interdiscours pour des ensembles plus diffus" (Maingueneau, in: Dictionnaire d’analyse du discours 2002: 329). Nous réservons donc l’intertextualité aux échos libres mais montrés d’un (ou de plusieurs) texte(s) dans un autre texte. interdiscursif interlocutif montré (discours représentés) constitutif montré constitutif (Interdiscours) Dialogisme Fig. 1 Distinction entre dialogisme interdiscursif constitutif et dialogisme interdiscursif montré La frontière entre les deux formes de dialogisme interdiscursif n’est pas aussi tranchée que ce schéma peut le laisser entendre au prime abord. Il serait en effet abusif de tracer une ligne de démarcation franche entre dialogisme interdiscursif constitutif et dialogisme interdiscursif montré, "d’où la production de caractérisations métaphoriques: dialogisme voilé, masqué, caché ou exhibé, etc." (Moirand, in: Dictionnaire d’analyse du discours 2002: 178). On gagne à les penser sur un continuum, représenté dans le schéma ci-dessus par la flèche bi-directionnelle (Lugrin, 2006: 73-80; 197-249). 1.2 L’intertextualité et l’hypertextualité chez G. Genette Lors de son introduction par J. Kristeva dans les années soixante (et sa diffusion par le groupe Tel Quel), la notion d’intertextualité s’est d’emblée chargée d’une pluralité de sens. Depuis, elle a connu des théorisations aussi variées que divergentes, parmi lesquelles celles de R. Barthes, de M. Riffaterre ou d’A. Compagnon, plaçant toute tentative d’élaboration d’une définition exhaustive et définitive face à de sérieuses difficultés2. Après une dizaine d’années de travaux multiples et parfois divergents sur l’intertextualité, l’entreprise générale de clarification théorique nous semble être venue non de la critique littéraire mais de la poétique, qui cherche précisément à transcender la singularité des textes. On doit à G. Genette l’une des tentatives les plus abouties de l’approche transtextuelle des textes: sa 2 Confrontée à une multitude de définitions instables, l’intertextualité flotte entre un très grand degré de généralisation et des définitions limitatives et partiales du phénomène, ce qui conduit dans certains cas à une dilution, à notre sens contre-productive, de la notion d’"intertextualité": si elle relève du dialogisme, elle n’est à confondre ni avec lui, ni avec l’interdiscursivité, ni encore avec la polyphonie. Il n’est toutefois pas question, dans le cadre limité de cette contribution, de rouvrir un débat qui a déjà donné lieu à une abondante littérature. 136 L’hypertextualité, entre intertextualité et architextualité poétique transtextuelle couvre les différents rapports qu’un texte entretient avec une série d’autres textes. Il ne considère plus l’intertextualité comme l’élément central du texte "mosaïque", mais comme une relation parmi d’autres, organisées par l’auteur de manière assez systématique: C’est cette transcendance textuelle du texte que je baptisai alors "transtextualité": l’hypertextualité explicite et massive est une de ces façons, la citation ponctuelle et l’allusion, généralement implicite, qualifiées à cette époque d’"intertextualité", en font une autre, le commentaire, […] rebaptisé métatexte, en est une troisième, les relations "architextuelles" entre les textes et les genres auxquels on les assigne plus ou moins légitimement en sont une quatrième, et je venais d’en rencontrer une cinquième […]. Les œuvres hypertextuelles ne manquent presque jamais de se proclamer telles par le moyen d’un auto-commentaire plus ou moins développé, dont le titre est la forme la plus brève et souvent la plus efficace, sans préjudice de ce que peuvent encore indiquer une préface, une dédicace, une épigraphe, une note, un prière d’insérer, une lettre, une déclaration à la presse, etc. […] ensemble de pratiques dites paratextuelles […] (Genette, 1999: 21-22). Ainsi, avec Palimpsestes (1982), on passe d’une définition très extensive de l’intertextualité (Kristeva, Barthes) à sa forme théorique restreinte, définie à côté d’autres phénomènes transtextuels. Dans ce cadre général, la distinction entre intertextualité et hypertextualité, souvent délaissée par la critique, mérite à notre sens une attention particulière. G. Genette distingue quatre formes d’intertextualité. La citation se repère de manière immédiate grâce à l’usage de marques typographiques spécifiques: guillemets (Compagnon, 1979: 101-105), italiques, décrochement du texte, etc. Si la citation est la figure emblématique de l’intertextualité, l’absence totale de marques la déplace en principe vers le plagiat. Ce dernier est en effet une citation non déclarée comme telle, où toute trace d’hétérogénéité a été effacée. La référence renvoie le texte à une source signalée par un nom d’auteur, un titre, un personnage, etc. L’allusion fait enfin référence de manière plus ou moins lâche à un texte antérieur, sans en expliciter la source. Relevant d’une certaine subjectivité, elle peut ne pas être perçue, ou l’être là où elle ne se trouve pas. Au final, il semble qu’il y ait une gradualité entre une forme clairement repérable, la citation, et trois formes identifiables à des degrés divers: identification déclaré citation référence allusion plagiat non ambiguité Fig. 2. uploads/s3/ lugrin-gilles-2006-de-la-poetique-a-l-analyse-du-discours-publicitaire-l-hypertextualite-entre-intertextualite-et-architextualite.pdf

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