La musique, une pratique cachée de l'arithmétique?* Patrice BAILHACHE Départeme

La musique, une pratique cachée de l'arithmétique?* Patrice BAILHACHE Département de Philosophie, Rue de la Censive du Tertre BP 81227, F-44312 Nantes Cedex 3, France Consultez ma page d'accueil. *à paraître dans Studia Leibniztiana, Actes du colloque L'actualité de Leibniz : les deux labyrinthes (Cerisy, 15-22 juin 1995). Les écrits de Leibniz sur la musique ou sur la théorie de la musique sont peu nombreux et, en général, mal connus. Un thème cependant semble universellement répété sur ce sujet, au point d'en être presque éculé, c'est celui selon lequel le philosophe de Hanovre assimile la musique à une arithmétique inconsciente: "musica est exercitium arithmeticae occultum nescientis se numerare animi"(1) Comme on s'en doute, même si Leibniz a peu écrit sur la musique comparativement à la philosophie ou les mathématiques, ce qu'il a laissé sur la question ne se réduit pas à cette seule affirmation. Du reste, à elle seule, elle renvoie à deux problèmes: d'une part celui du statut de la musique dans sa philosophie en général; d'autre part celui de la définition des intervalles et des consonances par les nombres. Je n'insisterai guère sur le premier, largement débattu, et me contenterai d'y venir dans la conclusion, afin d'expliquer, autant que faire se peut, l'étrangeté de l'"attitude" de Leibniz envers l'art des sons (intérêt mêlé d'indifférence). Le second constitue un thème propre de théorie musicale, qui mérite, je crois, un exposé beaucoup plus détaillé. LES TEXTES Les textes(2) de Leibniz sur la musique sont peu nombreux: il s'agit soit de simples allusions incluses dans des textes philosophiques ou des lettres diverses, soit d'ébauches de théorie musicale (seulement trois à quatre pages en 1709), soit enfin de lettres spécifiquement consacrées au thème de la théorie musicale. Ces dernières, qui représentent - en quantité du moins - ce qu'il y a de plus important, se limitent cependant à une dizaine de missives adressées à Conrad Henfling (1706 à 1709) et à deux autres adressées à Christian Goldbach (1712). En 1980, on ne comptait qu'une vingtaine de titres, articles ou livres, d'analyse ou de commentaire à propos de Leibniz et de la musique. Sur la théorie musicale chez Leibniz le seul thème pour lequel le philosophe offre quelque sérieuse "prise", hormis, bien entendu, celui des rapports de la musique avec la philosophie en général , la correspondance avec Henfling constitue la source essentielle. Cette correspondance, jointe aux pages d'ébauche de théorie musicale, a été publiée par Rudolf Haase en 1982(3), qui l'a accompagnée d'un commentaire érudit, solide du point de vue de l'information, mais erroné quant à l'interprétation (l'auteur voit en Leibniz un adepte du pythagorisme, sans qu'aucun élément concret permette de prouver cette thèse). En 1989, Andrea Luppi a publié un ouvrage de 200 pages sur Leibniz et la musique, travail très sérieux, bien documenté(4). Plus récemment, la correspondance avec Henfling, suivie des deux lettres à Christian Goldbach, a été éditée par mes soins, traduite du latin pour les textes écrits en cette langue, et accompagné d'une partie introductive(5). En guise de préambule, je commencerai par exposer brièvement le contenu de cette correspondance en me référant à ce dont Henfling est l'auteur, ce qui nous permettra ensuite de prendre une exacte mesure de ce qu'il peut y avoir d'original dans les écrits du savant sur le sujet. CORRESPONDANCE AVEC CONRAD HENFLING Conrad Henfling (1648-1716) a été fonctionnaire à la cour du Margrave de Ansbach, puis conseiller aulique (Hofrat). Il a été mis en relation avec Leibniz par la princesse Caroline de Ansbach, plus tard reine d'Angleterre. L'oeuvre musicologique de Henfling était encore connue vers 1740, mais visiblement personne ne l'avait réellement lue et elle finit par tomber dans l'oubli. Cette oeuvre consiste essentiellement en une Lettre latine adressée à Leibniz en 1706, d'une vingtaine de pages. Elle est accompagnée de quelques autres lettres, dans lesquelles intervient un troisième personnage: Alphonse des Vignoles, expert en musicologie(6), auquel Leibniz a passé la lettre de Henfling. Ce dernier espérait publier sa Lettre latine dans les Acta Eruditorum: elle le fut finalement dans le premier tome des Miscellanea Berolinensia, en 1710, publication éditée sous la direction de Leibniz lui-même. Dans les Miscellanea, Henfling a enrichi la première version de sa Lettre latine en tenant compte des objections que lui avaient opposées Leibniz et des Vignoles. Assurément, comme le dit Haase, l'oeuvre de Henfling est parfaitement "unpädagogisch"(7); il faudrait ajouter: passablement confuse et maladroite, riche d'une complexité pléthorique(8). Henfling propose une nouvelle appellation des intervalles de musique(9) c'était une chose courante à l'époque, il suffit de penser à Sauveur qui fit de même en France , il en définit et classe une quarantaine à partir de principes nouveaux, il donne aussi une méthode inédite de tempérament qui s'appuie sur une nouvelle théorie de la musique. Pour finir, il invente un nouveau type de clavier pour les orgues et clavecins. Bien entendu, il est hors de question de présenter ici tout cela en détail. Je renvoie aux publications mentionnées en références. Au départ, avant l'envoi de son essai, Henfling cherche à impressionner Leibniz: "Madame ladite Princesse, écrit-il dans une lettre du 21 novembre 1705, m'a demandé d'où il venait que la musique, qui était toute corporelle dans ses causes et dans ses effets, et qui n'était aperçue que par nos corps, ne laissait pas de donner tant de satisfaction à notre esprit? Je lui ai allégué les raisons que j'ai pu, mais j'ai ajouté que le plaisir que l'on sentait à considérer et à connaître au juste toutes les parties et toutes les minuties, par lesquelles les intervalles diffèrent les uns des autres, était encore de toute une autre nature. Aussi ne voit-on guère des sciences qui soient plus cultivées que la musique, mais en même temps aussi qui le soient moins bien, et moins comme il faut. Les anciens Grecs, en grande foule, aussi bien que le peu qu'il y avait dans les Latins, ont suivi les fautes qu'Euclide avait commises dans sa Section du canon, jusqu'à Ptolémée, qui en a substitué d'autres en leur place. Parmi les modernes, ce que les Pères Kircher et Mersenne y ont fait en d'assez grands volumes ne vaut pas le parler; Mr Des_Cartes s'est contenté de montrer le chemin, sans éplucher l'affaire(10). Et Feu Mr Huygens, dans l'Histoire des Ouvrages des Sçavans 1691, est arrivé là en sautant, où il fallait marcher par degrés"(11) Cette entrée en matière vaut à Henfling une sage mise en garde de son correspondant: "Je souhaite de recevoir bientôt votre Lettre Latine sur la Musique. Mons. Hu[y]gens en avait étudié la théorie avec soin, et ce ne sera pas peu, Monsieur, si vous enchérissez sur ce qu'il a donné. Il allait assez par degrés dans ses méditations, mais il aura peut-être donné quelque échantillon ex abrupto."(12) Henfling ne tarde pas à envoyer sa Lettre latine à Leibniz. Des Vignoles, le lecteur chargé par Leibniz de rendre compte de la Lettre, se plaint de n'y rien comprendre; il faut dire que l'emploi exclusif de lettres pour noter les rapports musicaux (par exemple m/n au lieu de 2/1) et le principe de définition des intervalles (cf. plus bas sur cette question) ne rend pas la tâche facile. Leibniz n'ajoute aucun commentaire aux remarques du rapporteur. Mais la maladresse des notations n'empêche pas de suivre comment Henfling tempère l'octave. Nous pouvons ici nous pencher sur cette question, qui exige quelques explications préalables. Leibniz lui-même, comme je le dirai plus bas, la considéra d'un peu plus près que le reste des problèmes de théorie musicale. Les trois exigences fondamentales de tout tempérament Tempérer une gamme(13), c'est adopter des hauteurs de sons fixes de telle sorte que la musique puisse être jouée à peu près juste dans tous les tons. Sur les instruments à sons fixes, précisément (orgue, clavecin, luth), le tempérament est indispensable, puisque la hauteur des notes est réglée une fois pour toute (du moins entre chaque accord). Deux cas se présentent, qui correspondent à peu près à l'évolution historique de la musique elle-même: celui d'une pure mélodie à une seule voix et celui d'une musique polyphonique, harmonique et tonale. a) Dans la première hypothèse, des difficultés apparaissent dès qu'il y a plus qu'un seul type d'intervalle - ce qui est évidemment toujours le cas, puisqu'une mélodie fondée sur un unique intervalle serait la plus ennuyeuse du monde! On a coutume de remarquer par exemple qu'une suite de quintes ne peut jamais donner la même note qu'une suite d'octaves (Henfling le fait lui-même au $ 30 de sa Lettre latine). 3/2 et 2 étant les rapports des fréquences de ces intervalles respectifs, cette non-concordance se trouve justifiée par le fait qu'aucune puissance de 3/2 ne peut égaler une puissance de 2 (c'est- à-dire (3/2)exp m = 2exp n est une égalité impossible pour tout couple d'entiers m et n), théorème d'arithmétique tenant lui-même à ce que 2 et 3 sont des nombres premiers entre eux. Ainsi douze quintes montantes suivies de sept octaves descendantes devraient produire la même note selon les règles ordinaires du solfège(14), mais en fait uploads/s3/ patrice-bailhache-la-musique-une-pratique-cachee-de-l-x27-arithmetique.pdf

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